• Chapitre 30.1

    Partie 1.

    Boum boum… Boum boum…
    Diable! Était-ce son cœur qu’il entendait battre ainsi?
    Glou…glou…glou…
    Et cela? Était-ce bien le bruit de son sang courant dans ses veines ou bien…

    Coincé en lui-même comme un cafard pris à son propre piège, Elizia entendait s’amplifier chacun des bruits de son corps au fur et à mesure qu’il y prêtait attention. Il les reconnaissait presque tous, et parvenait à presque tous les imiter. Néanmoins, il en restait un dont il n’arrivait à reproduire le son : celui de son enfant en train de nager tranquillement dans le liquide amniotique qui l’entourait au cœur même de son ventre.
    C’était un son inimitable, poignant, touchant, et terriblement émouvant. La sensation et le son étaient à eux seuls un véritable chant d’épanouissement, une célébration unique et inimaginable qui n’appartenait qu’à Elizia et son enfant, et dont eux seuls étaient témoins. Ils étaient privilégiés.
    Remuant mentalement dans ce corps qui ne lui répondait plus, le jeune homme s’avisa que ce qui se passait autour de lui était une abominable catastrophe. Il aurait donné cher pour pouvoir ouvrir les yeux, se dresser d’un bond et hurler à pleins poumons dans un cri, le nom d’Asmodée. Etre témoin de tout ce désastre alors qu’il détenait la solution à tous leurs problèmes là, au creux de sa main, sans pouvoir bouger un cil, le rendait presque fou de peur et de frustration. Il n’était que spectateur face à toute cette horreur, et il ne pouvait y rien faire. Son grand rêve d’asservir enfin le démon - la source de tous ces maux et de ceux de ses autres compagnons -, et de jouir enfin de sa mine défaite face à sa perte de pouvoir était un instant qu’il mourait d’envie de voir se produire, mais qui devrait attendre qu‘il se réveille enfin, ce qui ne semblait pas près d’arriver. Tremblant mentalement de peur, Elizia réalisa à quel point il était impuissant face à la situation, et à quel point sa mobilité dépendait du bon vouloir de son enfant. Car malheureusement pour lui, bébé semblait apparemment avoir décidé qu’aujourd’hui serait le jour de sa sortie, et selon ce que le jeune baron percevait de lui, l’enfant était bien décidé à mener ce projet à terme quoi que son père ait prévu de faire auparavant, ou qu’il soit en train de se passer au-dehors.
    Cette perception nouvelle - tout comme cette communion toute récente qu’Elizia découvrait entre eux - des pensées de son enfant, l’avait d’abord très surpris. Il savait déjà, pour l’avoir expérimenté sans le vouloir et par deux fois, que le petit être d’à peine six mois le protégeait de ses pouvoirs, lui montrant ainsi qu‘il tenait à son père. Mais il était loin d’imaginer que le lien entre eux puisse dépasser la simple connexion déjà assez particulière qu’ils avaient, et devenir…ce qu’il était en train de devenir. Ce qu’il percevait de lui - ou d’elle, après tout, qu’en savait-il? -, était un amalgame d’émotions instantanées, de petits flashs émotionnels tous relatifs à ce que lui-même ressentait, et d’un sentiment de curiosité face à ce qui l’entourait, à la personnalité de son père et de ses pensées qu’il ne comprenait pas toujours. C’était parfois assez flou, ou alors d'une intelligence carrément aigue. Mais aussi toujours émouvant. C’est dans ces moments-là qu’il arrivait au jeune homme de penser à sa mère, et à ce qu’elle avait dû ressentir alors qu’elle le portait dans son ventre. Lui était-il arrivé d’être émue aux larmes par ses coups de pieds? D’être galvanisée par sa présence en elle, par son poids significatif, et par ses mouvements fluides entre ses côtes? Ou avait-elle toujours était aussi froide, distante et calculatrice à son propos? Avait-elle au moins ressenti quelque amour pour lui à ce stade de son existence? Avait-elle éprouvé de la fierté quant à l’évocation de sa naissance future? Peut-être que non. Après tout, pourquoi cela aurait-il été le cas? Il ne devait pas oublier qu’elle l’avait vendu au monstre qui menaçait aujourd’hui de tous les tuer!
    Tout à sa nostalgie, Elizia ne se rendit pas tout de suite compte qu’il pleurait. Bien sûr, il lui était impossible de lever la main pour essuyer ses larmes, alors il supporta stoïquement les chatouillis qu’elles causèrent en glissant sur ses tempes. Et alors qu’il soupirait, le jeune homme ressentit tout d’un coup une bienveillante vague de chaleur l’envahir, et il en eut de nouveau les larmes aux yeux. Son petit était si attendrissant! Lui qui n’avait pas encore vécu, prenait déjà soin de son père comme un adulte l’aurait fait d’un enfant. Si Elizia ne s’était pas déjà habitué à vivre dans une version du monde où tout tournait à l’envers, il en aurait ri d’hystérie.
    Ne pas pouvoir poser sa main sur son ventre pour le caresser le torturait. Mais au moment où lui vint cette pensée, la douleur qu’il sentit s’épanouir au sommet de son abdomen en cercles concentriques de plus en plus larges, lui retira soudainement toute envie de toucher cette partie de son corps.
    Elizia ne savait pas vraiment ce qui était en train de se passer, mais lorsqu’il sentit son bébé bouger de manière presque cadencée, il fut envahi par une certitude absolue.
    L‘enfant, qu’il soit une fille ou un garçon, avait donné le signal du départ.
    Et comptait bien atteindre la ligne d’arrivée.

    ***

    - Que fais-tu ici?
    Tout juste dressée devant lui, immense et majestueuse, Paélia était la lumière et la sagesse même réunies en un seul corps. Elle irradiait tant de beauté et de grâce que Florent en oublia de respirer, perdu qu’il était dans sa contemplation. Logiquement, il aurait dû la haïr et lui crier des insanités après ce qu’elle leur avait fait. Il aurait dû la maudire avec force et haine, et non pas ressentir autant d’admiration face à elle, alors qu’elle les avait si cruellement abandonnés au moment où ils avaient eu le plus besoin d‘elle. Non, il n’aurait pas dû rester là sans voix, alors qu’il avait tant de choses à lui reprocher, mais c’était plus fort que lui. Elle était magnifique, et quelque part dans son cœur, une petite partie était heureuse et soulagée de se retrouver auprès d’elle, et surtout, surtout, d’être en sécurité dans ce monde inconnu si éloigné de la souffrance de celui créé par le Maître.
    Mais apparemment, si lui était heureux de la retrouver, ce n’était pas réciproque. Car face à son silence, l’atmosphère autour de lui devint polaire, et la voix de l’entité claqua autour de lui comme un fouet.
    - Je te répète ma question. Que fais-tu ici Florent Berscham!
    Troublé plus que de raison, le jeune homme ne sut que dire. Il n’avait, hélas, aucune idée de la façon dont il avait atterrit ici. Tout ce qu’il savait, c’était que ces lieux n’étaient pas le Mondrose, et qu’il ne lui avait fallu que le temps d’un soupir pour s’y retrouver.
    - Je…Je n’en sais rien.
    L’expression de la Gardienne se fit glaciale.
    - Menteur!
    - Je…Non!
    - Menteur!
    - Paélia, je vous jure que je n’en sais rien!
    Le jeune homme avait les mains moites.
    - Je… Je n’ai pas la moindre idée de la façon dont je suis arrivé ici! Tout ce que je peux vous dire, c’est que l’instant d’avant j’errais dans le noir, et que celui d’après, j’étais ici!
    - Silence! Cesse de me mentir, tu n’es qu’un trompeur! Je ne veux plus t’écouter! Personne à part moi et le Très Haut n’est sensé pouvoir accéder à ce lieu sacré. Tu as bafoué toutes les règles de l’univers! N’as-tu pas honte? T’allier avec la pire des engeances pour obtenir les pouvoirs dimensionnels et me poursuivre! Honte à toi! Honte à toi, et à ceux qui soutiennent ton entreprise insultante!
    D’abord estomaqué, Florent resta un long moment muet de stupeur. Puis avec colère, il carra les épaules et s’exclama d’une voix sèche :
    - Pardon, mais je crois avoir mal entendu. J’ai cru que vous m’aviez accusé à tort et sans preuves de m’être allié au monstre qui a détruit non seulement ma vie, mais aussi celles de personnes innocentes et de tous ceux qui me sont chers. J’espère simplement qu’il s’agit d’une erreur de ma part, ou alors que c’est votre langue qui a fourché, parce que dans le cas contraire, vous seriez une idiote de croire qu’Elizia ou moi ayons pu faire une chose pareille.
    Soudainement raide de colère, la Gardienne toisa le jeune humain depuis sa hauteur irréelle et pointa sur lui un doigt immense et accusateur.
    - Des insultes maintenant? Cela ne m'étonne pas venant d'un représentant de ta race! Toi et les tiens n'êtes que des barbares et des menteurs, des pilleurs et des destructeurs, et ce depuis des millénaires! Alors je t'interdis de nier les faits, humain! J'étais là, et je sais ce que j'ai vu, ou plutôt ce que je n'ai pas vu! Je m'attendais à une preuve de loyauté de votre part. J'ai agréé à vos souhait, et j'ai fait montre de patience, une patience inouïe entends-tu? Et qu'ai-je obtenu en retour? Rien. Absolument rien d'autre qu'une humiliation totale, une tristesse indicible, et le goût amer de la trahison. Je reconnais avoir fait l'erreur de vous faire confiance vous les humains! Depuis la Chute, vous n'êtes que des êtres pervertis dont la parole ne vaut rien de moins que celle d'un déchu! Mais dans ma bonté et dans ma volonté de vous aider, d'apporter le Bien dans la Noirceur j'ai oublié tout cela, une erreur que je ne compte pas renouveler! Je ne suis faite ni de miséricorde, ni d'une compassion infinie, alors épargne-moi tes mensonges propres à ta nature félonne et ce regard si faussement franc! Retourne d'où tu viens, cette fange misérable où se trainent tes semblables et ne reviens jamais! Ne comptez plus sur mon aide, ce droit vous l'avez perdu!
    Absolument estomaqué par la réaction plus que haineuse de la Gardienne, Florent resta silencieux un long moment.
    Croyait-elle qu'ils l'avaient abandonnée à son sort? Pensait-elle réellement qu'ils avaient fait exprès de ne pas la contacter ses derniers jours? Son point de vue était compréhensible, mais il devait impérativement redresser les choses et les remettre immédiatement dans leur contexte, sinon le jugement de la Gardienne resterait faussé à jamais, et leur situation à tous irrémédiablement plongée dans cet enfer pour l'éternité.
    - Paélia, Grande Gardienne, s'il vous plait, écoutez-moi. Je sais que vous êtes blessée et en colère et qu'en cet instant vous nous haïssez, et je ne peux cependant pas vous donner tort car les apparences jouent contre nous. Mais je vous supplie de m'écouter et de réfléchir à ce que je vais vous raconter. Malgré votre caractère divin vous ne savez malheureusement pas tout, alors laissez-moi une chance de vous expliquer, et ensuite vous pourrez vous faire une idée plus juste de la situation. Si vous me laissez faire, alors vous comprendrez que je dis la vérité, et vous réviserez votre jugement.
    S'asseyant en tailleur sur le sol tandis qu'il parlait, le jeune homme n'attendit pas la permission de la déesse et commença son récit. D'un ton calme et uni, il relata les derniers faits produits : comment Belzébuth, sa femme et sa mère avaient joint leurs forces aux leurs et comment ils leurs avaient transmis certaines informations vitales, par quel moyen Elie avait su comment obtenir le nom du Maître, son évanouissement inexpliqué juste après sa visite dans la Chambre des Plaisirs, et enfin ce qui s'était ensuite produit lors de l'arrivée inopinée et cataclysmique de l'incube dans la Chambre Bleue.
    L'estomac, les mains, et la gorge noués par l'angoisse, Florent tentait d'incorporer à ses paroles toute la douleur, la peur et la rage que lui inspiraient ces souvenirs. Il lui fallait à tout prix convaincre l'Entité de la véracité de ses propos, car autrement, ils seraient tous perdus.
    - A cet instant Paélia, nous ignorions quoi faire! Tessa ne parvenait pas à pénétrer dans l'esprit d'Elie pour deviner ses pensées par les rêves. C'était comme si quelque chose ou quelqu'un de bien plus fort qu'elle l'empêchait d'y accéder! Nous n'avions alors rien de tangible à vous apporter, absolument rien de ce que nous avions promis et qui nous aurait permis de mettre fin à ce cauchemar! Nous étions dans l'impasse et nous avions peur. Peur de votre réaction, de votre colère. Peur de vous voir vous éloigner de nous et que vous nous retiriez votre aide! Par notre silence nourrit de peur, nous vous avons fait croire que nous vous avions abandonnée, trahie pour d'autres forces plus obscures, et pour cela je vous présente nos excuses à tous, mais réfléchissez : ce monstre nous tue tous à petit feu, nous détruit un par un méthodiquement. Croyez-vous réellement que nous soyons assez fous pour nous rallier à lui? Que nous manquions à ce point d'honneur pour lui céder?
    - L'homme a de tous temps été une créature faible et corruptible, petit humain. Nul ne peut vous faire confiance et ce depuis l'échec dans le jardin d'Eden. Il a alors été prouvé que la peur et la convoitise sont suffisantes pour vous faire vous détourner du droit chemin.
    Soucieux de ménager la susceptibilité de la Déesse, Florent s'inclina de bonne grâce.
    - Certes, mais nous, nous ne sommes pas tous faibles Gardienne, simplement perdus pour la plupart. Ce démon nous a déjà fait bien trop de mal pour que nous nous joignons à lui. Elizia s'est déjà tant battu contre lui! Lui qui a vus ses terres disparaitre sous les cendres, sa mère mourir sous les débris de son héritage, toute son histoire et ses gens s'évanouir dans un écran de fumée meurtrière! Lui qui s'est fait violer encore et encore, blesser, torturer, puis physiquement transformer pour porter un enfant en partie démoniaque! Pourquoi diable serait-il resté aux côtés de ce monstre et de ses machinations diaboliques? Adonis et Tessa ont vécu des siècles de servitude sans jamais recevoir aucun amour! Belzébuth qui croyait être son ami a découvert n'avoir été qu'un vulgaire objet dans les plans de cette immonde créature, et ce depuis des millénaires! Et que dire de moi qui ai été enlevé dans le seul but d'être un moyen de pression sur mon aimé et de lui briser le cœur? J'ai moi aussi été violé et forcé malgré moi à me lier à un Pantin, une créature faite de sang et de magie, un être qui n'existe même pas réellement! Après tout ça croyez-vous réellement que chacun de nous ait pu volontairement abandonner la moindre chance que nous avions de nous en sortir? L'homme est faible et cupide dans sa chair Paélia, mais il peut se montrer fort et courageux par son esprit. Car lorsque les limites de celui-ci sont bafouées et poussées à bout, ne comptez pas sur lui pour soutenir son bourreau, mais soyez certaine qu'il fera tout pour lui faire payer au centuple les sévices qu'il lui a fait subir, allant parfois même jusqu'à danser sur la tombe du trépassé. Alors s'il vous plait Grande Gardienne, ne sous-estimez jamais un homme quel qu'il soit. Nous avons tous droit à l'erreur, et certaines réactions face à une situation donnée pourraient beaucoup vous surprendre. Ne condamnez pas toute une espèce à cause des erreurs de quelques autres qui la composent, ce serait injuste, et totalement contraire à tout ce que vous représentez.
    Le long silence qui ensuivit cette diatribe était porteur d'une émotion étrange, un peu comme s'il retenait son souffle dans l'attente de quelque cataclysme redouté.
    Et conscient de cette tension dans l'air, Florent s'appliqua à calmer son souffle agité, essayant de se faire le plus petit possible, ses yeux pleins d'espoir levés vers le visage fermé de la Gardienne, attendant sa réponse avec anxiété. Les mots qu'elle allait prononcer seraient décisifs pour leur futur à tous, et il ne tenait pas à la contrarier davantage par son attitude qu'il ne venait de la faire avec les mots : soit elle se rangeait à son avis et oubliait sa colère, soit ils étaient perdus, et alors le jeune homme n'aurait plus qu'à prier les Cieux pour le salut de son âme et celles de tous les autres.
    Mais tandis qu'il pensait qu'elle allait tempêter et se mettre une fois de plus en colère, Paélia se détourna et lui répondit d'une voix douce qui le prit par surprise.
    - J'ai pris naissance sur votre terre des millénaires avant votre naissance Berscham. J'étais là bien avant vous, et je le serai encore bien après vous. Je vous ai longuement étudiés, et j'ai vu vos souffrances, votre fragilité. J'ai assisté à vos moments de peine et de joie. J'ai contemplé vos exploits et votre combat pour survivre jour après jour, et face à tant de courage j'ai choisi de prendre place à vos côtés, de prendre part à votre lutte. Il y a des millénaires de cela, j'ai alors juré de vous protéger des forces contraires au Bien, et jusqu'ici je croyais avoir bien œuvré. Mais c'était, comme je le dis, il y a des millénaires. Tes semblables étaient alors des gens simples, qui travaillaient la terre à la sueur de leurs fronts pour obtenir maigrement de quoi vivre, qui dorlotaient leurs idoles d'offrandes sublimes, et qui n'aspiraient qu'à se réveiller le lendemain. Comment aurais-je pu imaginer dès lors que le pire serait possible? Que vos cœurs de traitres pourraient se montrer si inhumains? Que vos corps pouvaient maltraiter plus durement encore le semblable que l'animal? Que la pitié disparaitrait? Que la simplicité s'évanouirait? J'ai pleuré longtemps ma décision petit homme. Et au plus fort de mon regret, j'ai demandé à être assignée à la prison de l'incube, où contrecarrer les puissances occultes me paraissait moins pénible, plus logique, que de supporter de vous voir vous entredéchirer allégrement malgré tout l'amour que le Divin vous portait. Tout valait mieux que de vous côtoyer, mais pour ne pas briser mon serment, j'ai préféré m'exiler, m'éloigner, et oublier.
    Et sur ce qui aurait pu ressembler à un sanglot si elle avait pu pleurer, la Gardienne fit de nouveau face à Florent, fusillant son regard attristé du sien, lumineux et colérique.
    - Mais il a fallu que vous et cet imbécile d'incube me sortiez de mon sommeil! Que vous me forciez de nouveau à contempler l'horreur de vos âmes, de vos cœurs, de votre nature! Qu'en plus de cette seconde torture gratuite vous vous jouiez de moi!
    Face à cette accusation qu'il venait pourtant de prendre soin de rectifier, le jeune homme allait protester. Mais l'Entité interrompit son geste de la main, la voix lasse :
    - Oui je sais. Vous ne l'avez pas fait exprès. Tout cela est bien logique, mais comprends-moi. J'ai vécu de longues années de douleur dont ton cerveau ne peut pas concevoir l'immensité. Revenir sur le passé et l'affronter n'est pas chose aisée pour un être de mon âge, je ne peux faire table rase des choses facilement. Je suis pétrie de justice, et je ne choisis pas les émotions qu'elle m'inspire.
    Toujours assis aux pieds de la divinité, Florent hocha la tête avec compassion. Il lui était impossible d'imaginer tout l'étendue de la trahison qu'elle avait dû ressentir, mais il comprenait. Il comprenait que de grandes espérances puissent s'écrouler sur un mensonge, que de profondes croyances révélées fausses puissent détruire un être, que la confiance bafouée placée en des êtres chers puisse mener à un besoin de fuite, d'oubli. Lui-même, par le passé, n'avait-il pas versé des larmes brûlantes lors des infidélités de son aimé? Ne s'était-il pas également senti trahi? Il ne lui était certes pas possible de concevoir ces sentiments douloureux à la même échelle que la Déesse, mais il comprenait. Ô combien il comprenait! Et cette pensée soudain, lui fit monter les larmes aux yeux.
    - Paélia... Je ne suis qu'un humain, et ce fut peu, mais moi aussi j'ai vécu des choses douloureuses. Alors sachez que je vous comprends.
    L'expression d'abord méfiante de la Gardienne s'adoucit peu à peu lorsqu'elle vit les larmes cristallines rouler sur les joues nacrées du jeune homme.. Diminuant alors sa taille de moitié afin de pouvoir le toucher sans l'écraser, elle se pencha vers lui et recueillit du bout des doigts les minuscules perles d'eau salée qui couraient joyeusement sur sa peau.
    - Voilà que tu pleures. Cela fait bien longtemps que je n'en ai pas vu de ton espèce verser des larmes pour moi. Peut-être as-tu finalement...
    Elle porta les larmes à sa bouche.
    - ...Autant souffert que moi.
    Savourant le goût salé qui s'infiltrait en elle, la Déesse ferma un instant les yeux. Puis elle sourit.
    - Oh oui. Toi aussi tu as souffert. C'est très peu si l'on se réfère à mon expérience, mais tu as eu mal. Suffisamment pour vouloir mourir, t'accorder le dernier geste, mais tu ne l'as pas fait, et pour cela je respecte ton existence.
    S'éloignant de lui afin de reprendre sa taille initiale, quoi que, plus imposante encore, Paélia exhala un long soupir libérateur, puis ouvrit les bras.
    - Je vais vous aider, mais cette action sera ma dernière.
    D'un geste de la main, elle souleva Florent dans les airs, et l'éleva dans les hauteurs jusqu'à ce que leurs visages se fassent face. Eblouit par tant de lumière et de pureté magnifiques, le jeune homme se protégea les yeux de son bras, et alors que la regarder devenait douloureux, elle murmura :
    - Cette nuit, soit nous vaincrons le Mal, soit nous périrons tous sous sa puissance. Alors jure-moi petit humain, jure-moi sur tout ce que tu as de plus cher sur cette Terre que tu as dit la vérité, et qu'aucun de vous à aucun moment n'a envisagé de me trahir.
    Prenant un instant pour essuyer les dernières traces de larmes qui persistaient sur ses joues, Florent répondit alors d'un ton solennel :
    - Je le jure.
    Puis soudainement, ce fut comme si le monde de blancheur relâchait un souffle retenu depuis des heures. La pression autour d'eux disparut comme par enchantement, un petit vent frais venu de nulle part s'éleva au-dessus du jeune homme et lui ébouriffa les cheveux. Un rire fou dans la gorge, il eut l'impression que son cœur même s'allégeait sous ce relâchement atmosphérique, un peu comme si son serment avait retiré un poids qui lui pesait.
    - Tu as donc juré sur ce que tu as de plus cher Florent Berscham. Puisse le Ciel accorder bénédiction à ces mots, car c'est la malédiction pour ceux qui se parjurent. Que tes mots jurés soient la vérité vraie, et que par ce serment la confiance soit renouvelée. Si tes paroles ne sont pas traitresses, je me battrai à vos côtés sans plus faillir et m'emploierai de toutes forces à réparer ce que j'ai aidé à briser. Autrement, toi et les tiens seront maudis pour l'éternité.
    Une grande bourrasque de lumière, de magie et de quelque chose d'autre et d'inconnu se leva soudainement autour du jeune homme et l'enveloppa étroitement. Puis brusquement, tout devint noir.

    ***

    « Florent.... Florent... Florent... REVEILLE-TOI! »
    Ouvrant brutalement les yeux sous cette injonction venue de nulle part, le jeune homme mit un certain temps avant de se resituer.
    Il n'était plus affalé contre un mur, mais y était carrément attaché. Sa posture n'était pas confortable, mais au moins, il put constater que sa blessure à la tête ne saignait plus, le filet de sang qui, un peu plus tôt, s'en échappait ayant séché sur sa nuque et en bas de son dos.
    Aucun lien ne le retenait contre le mur, ainsi supposa-t-il que c'était la magie du Maître qui l'y plaquait. Cet état de fait ne le rassura qu'à moitié, car si jamais l'incube se déconcentrait et oubliait qu'il était la seule chose qui empêchait son pauvre corps mortel de s'écraser au sol, comment Florent ferait-il pour se rattraper à temps sans se briser la nuque?
    Tandis qu'il était en proie à la panique la plus absolue, une voix légère aux accents absents retentit à son oreille, faisant écho à son esprit.
    « Je serai avec toi petit homme. Je ne laisserai rien de mal t'arriver. »
    Se forçant à ravaler sa panique, le jeune homme répondit en pensée :
    « Vous...Vous me le promettez hein? »
    Elle eut un petit rire dans la voix.
    « Oui, c'est promis. Tant que tu feras semblant de ne pas m'entendre, et que tu ne laisseras rien paraitre sur ton visage, tout ira bien. D'ailleurs, je ne voilerai pas tes pensées. Il ne faut pas que l'incube soupçonne mon influence. Qu'il croie donc que vous m'êtes toujours indifférents, j'aurais ainsi l'avantage de la surprise, il ne peut pénétrer dans mon esprit. »
    Puis elle fit une pause avant de reprendre d'un ton moins assuré.
    « J'imagine que tu aurais préféré rester là où nous étions, mais sache que c'est impossible. Si je t'ai renvoyé à ce monde, c'est parce que tu n'avais pas ta place dans celui que nous venons de quitter. Ces lieux purs nous sont réservés, à nous autres les Divinités, et ont été créés pour nous servir de refuge lorsqu'il nous arrive de douter, ou que l'on éprouve le besoin de se ressourcer auprès du Très haut. Ta présence n'aurait jamais dû être permise, mais j'imagine cette décision est venue de Lui. J'ai eu tort de t'accuser. »
    Se retenant in extremis d'acquiescer, Florent ferma les yeux et utilisa la pensée pour répondre.
    « Heureux que vous le reconnaissiez. »
    La voix de la Gardienne se fit un brin moqueuse.
    « S'il t'en faut si peu pour l'être... Quoi qu'il en soit, ici nous attendent des affaires à régler, alors arme-toi de courage. »
    Reconnaissant davantage la Gardienne dans ce ton autoritaire et ces propos pragmatiques, que dans les douces inflexions détendues dont elle avait revêtu sa voix, Florent parvint à se détendre quelque peu.
    « J'ai survolé l'esprit de ton aimé, jeune humain. Il n'est pas mort, simplement en gestation. L'heure de la naissance approche, et cela de plus en plus vite à chaque minute qui s'écoule. »
    Puis d'un ton malheureux, elle reprit :
    « Je ne l'ai confirmé qu'à ton compagnon, mais il est vrai que j'ai omis de vous dire que lors de votre dernière visite dans le Mondrose, j'ai étendu ma protection sur les esprits de chacun d'entre vous afin que l'incube ne puisse lire nos plans dans vos pensées. Une protection que j'avoue vous avoir ensuite retiré lorsque j'ai cru à une trahison de votre part. Seulement, j'étais loin d'imaginer que quelqu'un d'autre que moi vous portait assistance simultanément. Si j'avais un peu plus prêté attention à vos difficultés au lieu de me focaliser sur ma douleur... »
    Sceptique, Florent lui lança l'équivalent psychique d'un regard à la dérobée.
    « Pardonnez-moi Grande Gardienne, mais je ne comprends pas. »
    Elle eut un soupir las.
    « Ce n'est pas mon pouvoir ni celui du démon qui a empêché votre Songeuse de pénétrer les rêves et pensées d'Elizia. Mais celui de l'engeance qui croît dans ses entrailles. J'ai quelque peu étudié sa nature avant qu'il ne se cache de moi, et je peux t'affirmer deux choses avec certitude : la première, que la puissance de cet être est incommensurable, la seconde, que ses pouvoirs sont imprévisibles. Quelles que soient les agressions extérieures, il peut trouver le moyen d'adapter son pouvoir à la menace, et s'arranger pour se protéger lui-même de tout ce qui pourrait faire intrusion à son bien-être comme à celui de son père. Mais malheureusement je ne sais pas encore jusqu'à qu'elles extrémités il peut aller, car jamais encore je n'ai vu pareil prodige. C'est un cas unique dans toute l'histoire de la Création! Il n'est d'ailleurs même plus question de Bien et de Mal mais de la nature même de cette créature, de son essence. Un être tel que lui, capable de reconnaitre instinctivement la constitution d'une magie avant de trouver presque immédiatement le contraire fondamental qui saura le contrecarrer, est tout simplement au-dessus de toute magie fondamentale faisant partie du Cycle qui règle le cours naturel des choses! »
    Puis elle eut un autre soupir, sa voix divine paraissant si affligée de tristesse que le cœur de Florent se serra.
    « Aucun d'entre vous n'aurait pu deviner, et j'ai eu tort de m'obstiner à vouloir faire de vous des coupables. Dans ma volonté de protéger et de restaurer l'ordre du Bien, du naturel, je me suis montrée trop butée pour comprendre, et j'ai failli mettre fin à une vie dont la nature dépasse toute imagination. J'avais oublié que parfois le désordre est nécessaire pour que l'ordre subsiste, et cet enfant à naitre est le plus parfait représentant de cette contradiction. Dans ma peur de recréer mes premières erreurs, j'ai manqué de ne pas être juste, et j'implore ton pardon pour cela. Votre pardon à tous. »
    Gardant le silence pendant longtemps, tant sa gorge était nouée par l'émotion, Florent se força à déglutit. Si on lui avait dit qu'un jour, Paélia la Grande Gardienne du Mondrose si fière, si hautaine et menaçante dans sa vérité serait allée jusqu'à le supplier de lui pardonner ses erreurs, il n'en aurait pas cru un mot! Et pourtant, elle était là, l'air terriblement attristé, attendant de lui qu'il veuille bien lui faire grâce.
    Ce qu'il fit avec un doux sourire.
    « Évidemment que je vous pardonne. Je vous pardonne en notre nom à tous. »
    Puis voulant faire un trait d'humour il ajouta :
    « Et si vous considériez désormais ces mauvais souvenirs comme un avertissement qui vous rappelleraient à l'ordre s'il vous prenait un jour l'envie de nous abandonner de nouveau? »
    Une douce caresse mentale ressemblant à celle du vent lui effleura la joue tandis que la présence de la Gardienne s'estompait.
    « Merci petit homme. »
    Les yeux toujours fermés, Florent sentit que la Déesse se retirait progressivement, le laissant seul. Alors il s’écria :
    « Attendez! Maintenant s'il vous plait aidez-nous! Sortez-nous de là! »
    Mais tandis que s'éteignait son cri dans les lointaines contrées de sa conscience, un murmure délicat lui parvint et le rassura.
    « Je ne suis pas loin petit homme. Rappelle-toi, je t'ai promis de ne rien laisser de mal t'arriver... »
    Demeurant seul sur ces dernières paroles dont la légèreté égalait celle d'une brise printanière, Florent rouvrit les yeux, et à demi rassuré sur son sort, jeta un coup d'œil circulaire sur la pièce... qui manqua de le faire succomber à un haut-le-cœur.
    Ses yeux avaient beau voir la scène qui se déroulait en-dessous de lui, son cerveau ne parvenait pas à analyser l'information. Estomaqué, Florent ne sut que faire de l'avalanche de questions qui se déversa pêle-mêle dans son esprit alors même qu'il essayait de comprendre ce qu'il voyait.
    Comment la situation avait-elle pu dégénérer autant en laps de temps si court? Etait-il resté évanoui plus longtemps qu'il ne l'imaginait? Ou alors avait-il conversé plus longuement avec Paélia que le pensait? Si oui, comment avait-il pu le faire sans ne rien voir? Sans rien entendre? Autant d'horreurs... C'était impensable!
    Il se souvenait qu'un certain chaos régnait déjà dans la Chambre lorsqu'il était tombé dans les vapes. Les démons royaux étaient alors blessés, et les Pantins, comme lui-même avaient été cloués contre ce mur. Terrifiés et perdus, la situation à cet instant leur avait paru à tous plus inextricable encore qu'ils ne l'avaient imaginée, mais alors la moitié d'entre eux était en vie! Pas allongée parterre et baignant dans son sang comme elle était morte!
    Retenant difficilement un grognement de colère, Florent serra les poings sous la frustration que lui inspirait cette vision d'horreur.
    Eparpillés aux quatre coins de la pièce tels des feuilles mortes balayées par le vent, les corps méconnaissables de Tessa, Adonis, Belzébuth, Lilith et Alouqua gisaient, presque inertes, sur le sol autrefois d'un bleu si pur mais à présent taché de sang. Leurs râles et gémissements de douleur étaient un véritable crève-cœur. Leurs pauvres corps brisés avaient été affreusement mutilés, la fourrure et les écailles avaient été arrachées, les cornes, ainsi que les tentacules et les ailes, avaient été tranchés, la peau avait été cruellement écorchée, et les rares membres encore présents - dont les plaies suppurantes étaient si profondes qu'on apercevait saillir les os blancs et brillants sous la chair - étaient sanguinolents et suintaient autant de sang que d'autres fluides corporels non identifiables. D'autres horreurs s'étalèrent encore et encore sous le regard horrifié du jeune homme, étoffant petit à petit la liste macabre qui s'allongeait malgré lui, au fur et à mesure qu'il prenait conscience de l'ampleur des dégâts. De petits cris et gémissements de douleurs, aussi bien masculins que féminins, s'échappaient par moment des victimes prostrées qui tentaient vainement de se protéger des coups vicieux que le Maître continuait de leur dispenser avec une générosité sadique, s'acharnant encore et toujours sur eux à grands coup de pieds, de griffes, d'injures et de jets de pouvoir brûlants. Sous cet immonde spectacle, Florent réalisa, le cœur serré de honte et de tristesse, que s'il avait été plus courageux, il aurait affronté ces visions de cauchemar avec toute la dignité que méritaient ses compagnons à l'agonie. Mais lorsqu'à la périphérie de son regard, Florent crut apercevoir un membre arraché - était-ce un tentacule ou bras humanoïde? Cela il n'aurait su le dire - qui bougeait encore loin de son corps, il détourna violemment la tête, luttant comme un dément pour ne pas vomir. Car même s'il ne pouvait rien faire ni aider personne perché en hauteur comme il l'était, il tenait au moins à conserver un semblant de décence et de bravoure. Un peu plus tôt, la puissance du Ciel, en appelant son esprit à converser avec la Gardienne, lui avait permis d'échapper brièvement à l'attention morbide de l'incube ainsi qu'à la punition sanglante dont souffraient affreusement ses compagnons. Avec honte, le jeune homme réalisa qu'il avait été sauvé une fois de plus au détriment de ceux qui l'entouraient, de ceux qui actuellement souffraient à sa place, là en bas tandis que lui restait intouché et encore intacte dans les hauteurs. Ne valaient-ils pas ce ridicule sacrifice au centuple?
    Il lui était d'avis qu'aucune réponse n'était nécessaire tant elle était évidente, et il s'obligea donc à respirer à grandes goulées pour s'éclaircir l'esprit.
    Son entreprise fonctionna si bien qu'au bout d'un moment, il put de nouveau réfléchir et reprendre une respiration normale.
    - Pitié Paélia, je...
    Mais à peine venait-il de reprendre le contrôle de son corps, qu'une odeur atroce - mélange de sang vicié et de chair calcinée -, parvint à ses narines et eut finalement raison de sa résistance, le replongeant immédiatement dans l'état pitoyable qu'il venait tout juste de quitter.
    - Oh non...
    Puis dans un sanglot malheureux où il supplia en silence ses amis de le pardonner, Florent ferma les yeux et céda aux élans de son estomac agité.

    Lorsqu'il ouvrit les yeux un peu plus tard, ses joues rougies brûlaient d'une honte si profonde qu'il ne put en prendre la pleine mesure, sa lèvre inférieure souillée de vomissures pendait lamentablement au-dessus de son menton tremblant, et des hoquets impitoyables lui mordaient le ventre comme si un rongeur y avait élu domicile sans qu'il ne s'en aperçoive. Les regards de ses compagnons torturés, qu'il sentait plus qu'il ne voyait, levés vers lui, le fixaient surement avec dégoût, il en était certain. Car pourquoi en aurait-il été autrement?
    Ils étaient tous si mal en point qu'ils s'attendaient à mourir à tout moment, alors qu'un humain vomisse sur leur misère... En quoi était-ce important? Florent avait été incapable de se tenir à un petit geste de bravoure. Finalement, il n'était qu'un faible. Il n'était qu'un couard.
    Ses réflexions moroses, furent interrompues par quelque chose de bien plus macabre encore. Quelque chose qui pourtant avait une voix merveilleuse.
    Et dotée d'inflexions atrocement venimeuses.
    - Tiens, tiens, tiens... Mais ne serait-ce pas là notre petit blondinet humain?
    Redressant péniblement la tête sous les haut-le-cœur qui agitaient l'ensemble de son corps, Florent regarda le Maître s'approcher à grands pas et retint un frisson. Celui-ci venait sans doute de décider que se déguiser et cacher sa nature profonde sous de beaux vêtements et un comportement d'aristocrate guindé n'était plus d'actualité. Tout ce que l'on distinguait à présent était sa nature profonde, le résultat de plusieurs milliers d'années de mauvaises pensées ruminées et de complots. Celle d'un démon totalement et irrémédiablement assoiffé de pouvoir, de vengeance...
    Et de sang.
    - Tss, tss, tss. Regardez-moi ça. Si ce n'est pas pathétique? Te voilà à présent cloué sur ce mur comme un papillon épinglé et prêt à être étudié. N'est-ce donc pas charmant! Je t'ai presque oublié, mais je te présente mes excuses pour ce manque d'attention. Laisse-moi simplement encore réfléchir au moyen que je vais utiliser pour te tuer, et ensuite nous pourrons passer aux choses sérieuses. Je me souviens t'avoir promis une fin sublime, je ne l'oublie pas.
    Fusillant du regard l'être infâme qui préparait sa mort avec autant de tranquillité que s'il prenait le thé, Florent remarqua subitement deux choses. La première, qu'il était recouvert de sang. Littéralement. Et de la tête aux pieds. La seconde, qu'outre le sang qui lui peignait la peau, pendaient aussi sur son corps des lambeaux de chair et d'organes. Trophées manifestes de l'état de ses victimes agonisantes, qui le fit voir rouge, et lui donna des envies de meurtres.
    Des pensées qui firent visiblement plaisir à l'incube.
    - Oh! Que de mauvaises pensées! Te voilà donc fou de rage. Désires-tu me tuer? Bien sûr que oui! Cela dit, je suis enchanté de constater que mes nouvelles parures te plaisent. Admire-les tant que tu le peux encore, ce privilège ne durera que le temps que je trouve un châtiment à ta mesure.
    Lui envoyant ses regards et ses pensées les plus mortelles, le jeune homme s'obligea à affronter son ennemi en face, refoulant sa peur aussi loin qu'il le put. Mais ce qu'il vit fût loin de l'enchanter, bien au contraire.
    Son sourire rougis de sang et carnassier rempli à craquer de dents pointues et aiguisées révélait tout de sa nature démoniaque, ses yeux reptiliens brillaient du plaisir immense qu'il retirait à massacrer, et sa langue bifide dardait furieusement entre des mâchoires d'une dimension si improbable qu'il aurait été impossible de les faire tenir dans un visage humain ordinaire. Des griffes immenses et noires prolongeaient chacun des ongles de ses mains recourbées comme des serres, rendant toute sa posture plus animale et menaçante que jamais. Il habitait toujours le corps du père d'Elizia, mais il était à présent déformé, horriblement bossu par endroits, presque déchiré à d'autres. L'habitacle de chair n'avait presque plus rien d'humain, et semblait se trouver à mi-chemin entre la bête du Gévaudan et le Cibber à trois têtes. La vue était horrifiante.
    A cette pensée, le jeune homme détourna vivement son regard de l'incube pour le poser, affolé, sur le lit où reposait son aimé. Absorbé par les malheurs qui avaient été infligés à ses compagnons de lutte, Florent en avait complètement oublié le sort d'Elie, et s'il l'avait pu, le jeune homme se serait donné des coups. Le cœur à tout rompre, et priant tous les saints qu'il ne lui soit rien arrivé, le petit blond parcouru avec avidité les lignes courbes du corps adoré, vérifiant rapidement que la peau de son torse dénudé était aussi halée que d'habitude, s'assurant rapidement qu'aucune égratignure n'en n'altérait la perfection. Un tel oubli était impardonnable, même pour une personne dans sa situation, et il ne put qu'exhaler un soupir tremblant de soulagement lorsqu'il réalisa que son amour et leur enfant allaient bien. Rien de notable ne semblait lui avoir été infligé, mais la tâche sombre et arachnéenne s'étendait toujours autant sur son abdomen gonflé. Un fait dont il ne savait pas s'il devait s'en réjouir ou s'en inquiéter. Cependant, Elizia allait bien et c'était la seule idée qui lui procurait un peu de bonheur.
    Un bonheur qui s'éteignit bien vite lorsque le Maître leva vers lui une main griffue et poisseuse pour lui pincer la joue jusqu'au sang.
    - Ainsi penses-tu que cet enfant qui s'éveille à la vie est le tiens?
    Sa voix visqueuse de sarcasmes était mauvaise et pleine d'accents malveillants.
    - Laisse-moi alors te préciser quelques détails. C'est moi qui l'ai baisé, humain. C'est par ma magie et ma semence que son ventre est devenu fertile et favorable à la conception de mon héritier! Alors que je ne te reprenne plus à imaginer de telles saletés! Me suis-je bien fais comprendre?
    Florent aurait aisément pu baisser la tête et plier. Mais il en avait plus qu'assez que ce démon lui dicte sa loi.
    Alors avec une expression de défi, le simple humain qu'il était se représenta délibérément un futur éclatant de bonheur où Elizia, son fils et lui-même partageaient la douceur d'une vie où l'incube n'existait pas, où l'amour était la seule valeur, et où le Mal n'avait pas de prise. A l'expression haineuse qui se peignit sur les traits du Maître lorsque celui-ci lut ses pensées, Florent sut qu'il avait atteint son but. Mais il le paya d'une gifle retentissante qu'il déchira sa joue.
    - Vas-y! Joue donc avec moi! Mais sache que tes pensées romanesques ne te mèneront nulle part! Aucun de vous ne repartira jamais vivant d'ici. Je tiens la moindre parcelle de vos vies misérables entre mes doigts, alors n'espère pas que qui que ce soit ait la vie sauve! Vous mourrez tous! Y compris notre adorable petit Elizia qui mérite la mort lui aussi pour s'être lié à vous afin de causer ma perte. D'autant que sa mort me sera bien plus utile que la vôtre, car il sait des choses qu'il devrait ignorer. Dommage que je ne puisse l'égorger avant qu'il ne donne naissance à mon fils! Mais je suis très patient, et je saurai attendre le bon moment.
    Puis il eut un sourire de chat.
    - Mais en attendant que cet heureux événement daigne se produire, je vais faire joujoux avec ton petit corps si tentant. Je viens d'avoir une idée lumineuse, alors tiens-toi tranquille, que je puisse l'expérimenter!
    Pressentant comme un sixième sens, brutalement et dans sa chair, toutes les horreurs innombrables qui pourraient inévitablement lui arriver si jamais le Maître posait la main sur lui - dans son esprit dansaient d'affreuses images de l'incube en train de le dévorer vivant -, Florent se débattit furieusement pour sa survie, se recroquevilla le plus possible contre le mur, cherchant par tous les moyens à s'échapper de la poigne qui se tendait inexorablement vers ses cheveux dorés. Il ne voulait pas mourir maintenant! Pas alors qu'ils étaient si près du but! Que la Gardienne était de nouveau encline à les aider!
    Plus amusé par la rébellion du jeune homme que par le désordre affolé de ses pensées, l'incube s'esclaffa.
    - Allons, voyons! Jouer le couard n'amoindrira pas mon plaisir à te défigurer! Je vais te redécorer avec soin, et ce jusqu'à ce qu'il devienne impossible pour qui que ce soit de te reconnaitre, mon cher petit Elie compris!
    Et alors que Florent sentait des extrémités griffues effleurer le sommet de sa tête, il fit la seule et unique chose dont il était capable en cet instant : il ferma étroitement les paupières et pria la Gardienne de toutes ses forces.
    « Paélia vous aviez promis! Vous aviez promis que rien ne... »
    Il s'interrompit alors pour se protéger les yeux de la clarté qui venait d'apparaitre, et qui lui blessait les yeux.

    ***

    Une lumière éblouissante émergea de nulle part, éclairant de ses rayons blancs si purs chaque recoin de la Chambre Bleue jusqu'à la rendre méconnaissable. Une voix puissante, musicale et lourde de menaces résonna alors dans toute la pièce, faisant vibrer les fenêtres et se figer le Maître de stupeur:
    - ECARTE-TOI DE CE GARCON INCUBE! IL EST SOUS MA PROTECTION ET TU AS INTERDICTION DE LE TOUCHER! CREATURE DES BAS FONDS ET DES TÉNÈBRES, JE T'APPELLE ET TE SOMME D'ARRÊTER TES ACTES ABOMINABLES! JE T'ORDONNE DE RATTACHER TES PIEDS A TES CHAINES, ET DE RETOURNER A TON ÉTAT D'EXIL!
    Paélia, Grande Gardienne du Mondrose et Divinité Suprême du Chant des Roses était plus majestueuse que jamais nimbée dans une telle profusion de clarté. Drapée dans ses voiles de blancheur et de lumières, de pureté et de soie divine, jamais plus belle vision n'avait été contemplée par l'esprit humain, et pourtant, elle fit rire l'incube. Aussi hilare que si on venait de lui raconter la blague du siècle, il rit à s'en plier en deux, il rit de manière éhontée, insolente, et malsaine jusqu'à en donner des frissons, des frissons qui tels des vers sous la peau, leur rampaient à tous sur le corps et les rendaient affreusement mal à l'aise.
    Il rit encore durant deux bonnes minutes, puis il s'arrêta aussi brusquement qu'il avait commencé, laissant la place à un silence pesant, horriblement lourd et menaçant. Faisant face à l'étoile de lumière que formaient la Gardienne et son pouvoir, celui qui se faisait appeler Idalgo devant les humains depuis plus de décennies qu'il leur était possible d'en compter, montra soudainement toute sa laideur, sa haine et sa puissance absolument maléfique dans un déchainement cataclysmique qui fit éclater toutes les fenêtres et miroirs de la pièce. Le rictus qu'il esquissa alors qu'il alimentait toujours plus cette avalanche de pouvoir dénuda ses crocs aiguisés et la langue bifide qui dardait furieusement entre eux. Le corps humain qu'il habitait se craquelait et ne tenait plus que par quelques tendons et de minces lambeaux de chair, mais le démon n'en avait cure.
    - Regarde-moi Gardienne, regarde-moi bien. Depuis des millénaires que tu m'enchaines à ce bout de terre ridicule que tu appelles une prison, réalise que tu ne peux me vaincre! J'ai à présent bien plus de pouvoir que n'en posséderont jamais toi-même et tes semblables, et je réclame vengeance! Par ma rage et mon sang, je réclame ta vie pour satisfaire la haine que désire si ardemment ma vindicte! Soumets-toi à moi, et prête-moi allégeance i tu veux la vie! Ouvre-moi les portes de cette prison où tu me retiens depuis des millénaires si tune désires mourir! Ou alors tu succomberas sous le feu noir de ma main, et je me repaitrai de ton âme de lumière!
    - SOUS-ENTENDS-TU QUE JE VAIS PLIER A TON BON VOULOIR?
    Le démon eut un véritable sourire cette fois, mais également véritablement mauvais.
    - Je ne sous-entends rien, j'affirme.
    L'expression de la Gardienne se fit impitoyable.
    - LE BIEN JAMAIS NE PLIE DEVANT LE MAL! LA LUMIERE JAMAIS NE FAIBLI FACE A L'OBSCURITE! PAR LE SERMENT QUE J'AI JURE, JE TE DECLARE LA GUERRE POUR QUE PERISSE TA MALVEILLANCE!
    Souriant alors tout à fait, l'incube effectua une élégante courbette pétrie de moquerie.
    - Alors qu'il en soit ainsi.
    Et d'un geste, le démon de luxure fit trembler la terre et le ciel, provoquant un effroyable cataclysme qui secoua le domaine bien des kilomètres en souterrain.
    Puis soudain, ce fut l'Apocalypse.

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  • Commentaires

    1
    gallou
    Mardi 7 Avril 2015 à 21:20

    merci un nouveau chapitre ^^
    enfin des nouvelles d elie ouf
    enfin la gardienne ouvre les yeux il lui a fallu du temps
    pauvre tessa et adonis même si je l aime pas trop .
    vivement la suite ^^

    2
    Inko
    Mardi 7 Avril 2015 à 21:20

    Arg ... le chapitre de fin en plusieurs parties pour faire durer le plaisir. La tension est à son comble.

    3
    Cyssi87
    Mardi 7 Avril 2015 à 21:21

    J'aime ce nouveau chapitre.
    On a enfin des nouvelles d'Elizia, qui semble aller bien, si on s'abstient de penser qu'il ne peut pas bouger ou s'exprimer, ou encore qu'il est sur le point d'accoucher? ^^
    Paélia fait son retour. Il était temps qu'elle ouvre les yeux, enfin plutôt les oreilles.^^
    Et comme toujours comme tout bon auteur qui se respecte, tu coupes quand ça devient intéressant.Sourire

    4
    Moonset
    Mardi 7 Avril 2015 à 21:22

    Non non non et non !smiley_id240959 c'est quoi cette fin !! On veux la suiiiiite >////<
    Sinon c'est un super chapitre ! J'ai beaucoup aimé le moment FlorentxPaelia il est bien ecrit. Je flippe pour Eli là j'espere avoir d'autres nouvelles de lui dans les prochains chapitres. Sinon il va se decider à crever là Asmodé ? C'est pas comme si il detruisait le monde mais un peu hein !!
    Sinon oui je ssuis nouvelle j'ai mis du temps à tout lire --''' 4 jours un peu près Sourire !
    AH je suis trop doué j'en étais sûr ! L'elfe et les autres bestioles qui font office de profs ressemble aux personnages de Tara Duncan ! Niarf ! Clin doeil
    Enfin sinon je suis pressé de lire la suite ! Sourire)

    5
    Myuka
    Mardi 7 Avril 2015 à 21:23

    Oui !!! Une suite *o* je suis trop contente >w< Bah apparemment le petit Elizia va bien, quand est-ce qu'il accouche ? ça fait trois ans que je l'attends ce petit bébé >3< m'enfin bon, c'est presque la fin ;-; je suis triste, je l'aime trop cette fic' >o< Serait-il possible de négocier un petit rallongement ? (a) En tout cas, cette fic' est pleine de suspense du début à la fin, c'est un chef d'oeuvre littéraire u.u j'attends la suite avec impatience ;3

    6
    Na-o
    Mardi 7 Avril 2015 à 21:23

    Oua. Je suis epoustouflée . Super chap, encore des surprises , j'ai hâte de lire le prochain!!!

    7
    Nadège/Tomochan
    Mardi 7 Avril 2015 à 21:24

    Coucou Clemzy,

    wouah!!
    je n'en ai pas raté une miette!
    J'avais du retard dans mes lectures mais je m'étais promis de lire TMA et je l'ai fait en 2 jours, je te raconte pas l'état de mes yeux Sourire
    Mais que du bonheur!
    Rappelles toi au début je te disais qu'Elizia était le mec riche, arrogant au possible. J'avais raison, il a un foutu caractère mais malgré tout ce qu'il a enduré, je suis tout de même ravie de constater tout au long de ma lecture qu'il n'a pas changé. Cela n'aurait plus été le même personnage!
    Asmodée, quand à lui à une personnalité complexe mais il est rongé par la vengeance et le pouvoir. J'aurais aimé qu'on voit une autre face de sa personnalité: l'amour. Il aurait pu tomber amoureux d'Elizia en dépit de ses mauvais desseins!
    Mais la relation entre ces deux personnages fonctionnent bien.
    En ce qui concerne les personnages secondaires:
    - Florent: je me demande, comment il arrive à rentrer en contact avec le monde où vit Paelia. Qu'a t-il de particulier?
    Maintenant qu'il est sous la protection de cette divinité, il ne va sans doute pas mourir. Alors, peut - être, aura-t-il une fin heureuse.
    - Adonis: je peux comprendre sa douleur. Rejeté par le Maitre et rejeté ensuite par Florent à cause de la même personne Elizia, c'est dur!
    Je ne comprends cependant pas pourquoi il a été crée avec des émotions humaines. Le maitre aurait du se douter, qu'il y aurait un problème à un moment donnée!
    - La panthère: Je l'adore! j'airais aimé avoir un tel animal !
    - Belzé et les autres: je suis un peu déçue car à les entendre parler, je pensais qu'ils allaient pouvoir opposer une certaine résistance au maitre.

    Il y a tellement de choses encore à dire mais je vais m'arrêter là Sourire
    J'attends la suite avec une impatience non dissimulée!
    Bon courage pour la suite et à très bientôt

    8
    AkiraBaka
    Mardi 7 Avril 2015 à 21:25

    Yatta !!! j'ai tout lu en 2 jours et 1 nuit ..... non stop smiley_id239914 smiley_id147762je suis encore vivant !
    Sinon comment t'avouer que tu écrit mieux que la plus part des classique que j'ai lu dans ma courte vie smiley_id239910 ! Je me suis même crée un pseudo rien que pour poster ce commentaire inutile xD...
    Sinon ( oui , oui j'aime ce mot ! ) tu est ma nouvelle déesse sur terre !!smiley_id239909smiley_id239890smiley_id239885smiley_id239892 smiley_id239872

    En autre j'aime énormément tes personnage en particulier tessa , le maître version fin ( je lui voue un culte , je l'admire je pourrais faire n'imorte quoi pour lui faire un calin !smiley_id150763 ( oui ,oui je suis bien un homme )) et Alouqua ( c'est sur tout son nom qui me fait penser a "Alouquoi" et sa me fait rire xD )

    Désolé pour mon commentaire roman xD mais j'avais énormément a dire a toi Ô déesse de mon coeur !!! smiley_id118658smiley_id118680smiley_id2385136love_1coeur_1smiley_id117079smiley_id118881smiley_id119180smiley_id119182smiley_id150763smiley_id239857smiley_id239856smiley_id239885smiley_id239910smiley_id239909 ( attaque de smiley !!! )

    Bon c'est pas qu'il est 4h de matin chez moi mais je vais aller dodo et te laisser écrire la plus belle de suite de toute la ti terre entière !!! smiley_id150761smiley_id150756smiley_id118681

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