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    On s’est rencontrés en 1994, par un temps de pluie orageux et glacial. On était en plein mois de février.
    Lui et moi avions encore tous nos cheveux. Le crâne encore bien fourni, et bien loin de nos calvities naissantes d’aujourd’hui. Je ne portais pas encore mes fines lunettes à monture dorée tachetée de rouille. Il n’avait pas encore ce léger penchant pour l’alcool fort. Nous étions étudiants, nous avions vingt ans. Nous étions donc jeunes, mais pas insouciants. Nous avions eu connaissance du SIDA, cette maladie si terrible, importée d'on ne sait où, fruit ou engeance d’expérimentations malsaines et interdites. Mais que sais-je? Pourtant nous nous étions sentis concernés à une certaine époque. Pourquoi? A cause de toutes les raisons du monde qui nous poussaient à nous remettre en question. Nous, les innommables, les anormaux que nous étions, et qui faisaient partie de cette communauté déjà bien présente et intégrée, mais bien sûr encore montrée du doigt. Nous qui étions, et sommes toujours, des homosexuels. Des hommes damnés condamnés au bûcher à la fin des temps. Des Pécheurs souillés.
    Nous vivions donc dans cette époque troublée par les problèmes politiques, économiques, éthiques, élitiques, et, n’ayons pas peur de le dire, sexistes. A l’heure où les femmes prenaient le pouvoir sur l’homme dans les entreprises, l’émasculé, l’enculé profondément lié à la tapette folasse, flirtait avec les marges de la société, faisant fi des quolibets insultants, et des railleries dégradantes. Il continuait son petit bonhomme de chemin. La clope au bec, et le sifflement léger. C’est alors par le hasard qui bien sûr ne fait jamais rien pour rien, qu’il me rencontra au détour du café d’Antoine, un bon bougre qui ne blâmait jamais personne, mais qui par malheur un jour, s’était cassé le petit doigt en tombant d’une échelle. Comment aurions-nous pu appeler cette attraction qui nous prit l’un et l’autre, l’un pour l’autre? Je ne saurais dire, néanmoins, lui et moi en avions été là. Plantés comme deux piquets sur un même trottoir en plein Paris, nous étions restés là, face à face, à nous regarder dans les yeux, nous transmettant silencieusement nos cris d’amour. Qui eut fait le premier pas? Je ne me souviens plus.
    J’appris qu’il s’appelait Léopold. Titulaire d’une licence d’anglais de son état, il cherchait en ce temps-là un endroit où vivre le reste de son année. Bien naturellement, mon cœur battant ne s’était pas fait prier, et lui avait offert le gîte et le couvert, puis bien plus tard, autant dire quelques semaines de colocation plus tard, un lit bien chaud et nombre étreintes brûlantes. Quelque peu courte qu’elle fût, cette période resta la plus riche en émotions de toutes celles que j’aie pu vivre par la suite. Amours et disputes coloraient notre quotidien. Moi artiste, lui enseignant à l’Académie de Paris. Je peignais à mes heures perdues ce que lui transposait avec passion au jour le jour. Comme je le disais, nous avions encore nos cheveux et je m‘amusais de voir qu‘il les perdait bien plus vite que moi. A mon inverse, lui portait la moustache. D’un poil roux et torsadé tel un guidon de vélo, elle me chatouillait lors de nos ébats plus ou moins fréquents. Que de nombre d’heures n’avais-je pas passé alangui aux creux de ses bras? Tel un enfant apeuré par l’orage, je me blottissais contre son torse curieusement dénué de poils, et soupirais de béatitude, pensant avec ironie que le reste du monde était en guerre avec lui-même alors que lui et moi faisions l’amour à la vie!
    Nous avions passé dix longues années sans nous poser de questions. Car les interrogations telles que « mais que va donc penser la famille de notre liaison? », « est-ce que tout ceci est bien raisonnable? », « n’avons-nous pas tord de nous afficher ainsi en public? », étaient irrémédiablement envoyées au diable. Qu’elles aillent voir ailleurs si nous y étions était une des conditions primordiales de notre bonne entente, et de notre plus parfait je-m’en-foutisme. Je n’aimais pas la sauce Béchamel, qu’importe? Lui n’appréciait pas d’avantage Pavarotti! Mais ensembles nous avions passé dix ans sans jamais se séparer, réussissant tant bien que mal à concilier et la cuisine et la musique, classique ou non.
    Et aujourd’hui, que faisions nous? Nous nous mariions.
    Eût-il fallut que nous soyons fous pour décider pareille chose. Mais à l’origine, ce n’était pas mon idée. Pourquoi l’aurais-je eue? Le mariage n’avait jamais, et de tout temps, été une affaire d’Etat pour moi! Vivre avec Léo était bien suffisant. Après tout, nos dix ans de vie commune n’égalaient-elles pas cet hymen religieux? « Au diable les convenances, m’avait-il dit, je veux t’épouser, et nous le ferons! »
    Nous l’avons donc fait….mais après de longs mois de bataille acharnée. Me présentant toutes sortes de raisons et de justifications plus diverses les unes que les autres afin de me faire plier, mais que je n’avais de cesse de rejeter sans jamais capituler. Me raccrochant à notre passé pour seule bite d’amarrage. N’avions-nous pas toujours vécu dans l’ignorance volontaire des convenances? N’avions-nous pas toujours préféré les pieds-de-nez aux hochements de tête bien dociles? N’avions-nous pas un jour désiré infiniment d’avantage que ce que les entraves, filles de notre sacro-sainte société, s’évertuaient à vouloir nous imposer? A chaque tentative je répondais « non », et à chaque supplique je répondais « non ». J’étais un homme ô combien controversé, contre-nature, contre-sociétaire et contre je ne sais combien d’autres choses encore, et je me refusais à courber l’échine devant ce phénomène de mode, que les années 2000 se plaisaient tant à répandre comme une trainée de poudre hallucinogène sur notre communauté si réfractaire, je l‘ai dit, à toute convenance.
    Mais alors vint le jour où je ne pu plus reculer. Devoir choisir entre lui et ma liberté de mouvement fut un choc violent, vicieux, et douloureux auquel je n’étais pas préparé. Comment l’aurais-je été? Il ne m’avait jamais donné l’occasion de douter. Pas même un peu. Alors, revoir mes priorités fût indispensable. Recalculer ma marge de manœuvre. Réévaluer mes angles d’attaque. Repenser ma tactique de défense. Mais bien sûr, tout cela me fût inutile, car au fond de moi, j’avais déjà choisit.

    Je ne su jamais pourquoi un tel désir d’union religieux et si peu ressemblant à notre nature naquis en lui, mais le 24 septembre 2010, Léopold et moi nous sommes dit « oui » dans une petite chapelle en plein San Francisco. Lui et moi avons fait le voyage depuis la France un mois plus tôt, histoire de mettre nos affaires en ordre et de dire au revoir au peu de famille qui nous reste, avant de nous marier sur le sol américain, et d’y rester, pour ce que j’imagine être le reste de notre existence.

    Dans la suite nuptiale qu’est la nôtre, et qui je pense, ne va pas rester encore intacte très longtemps, je me rends compte que finalement le mariage n’est pas si terrible. Un simple échange d’alliances au cours d’un déroulement appelé « cérémonie » mais dont le nom un peu trop pompeux pour ce qu’il en est, est à mettre entre guillemets, et un baiser sur des lèvres si bien connues car déjà si souvent embrassées, touchées, caressées…. Cela ne m’a pas tué, du moins pas encore. J’attends avec un certain scepticisme, quels effets auront sur moi cette parodie hétérosexuelle. Peut-être y perdrais-je ma fougue, mon identité et ma verve. Ou alors peut-être y prendrais-je goût au final. Qui sait? Les voies de Godiva sont impénétrables.
    Mais bien que le futur m’échappe, il y a néanmoins une chose dont je suis sûr. J’ai revu à l’envers toute l’histoire de notre vie, qui n’est aucunement palpitante j‘en suis bien conscient. Je nous ai revu à l’âge tendre et plein d’espoir de nos vingt ans, où l’on croit pouvoir tout faire et tout voir avant d’atteindre un âge canonique, où l’on soupire après l’amour et ce qui est beau, où les pensées et la parole s’entremêlent pour créer des romans, des poèmes, des chansons…. J’ai revu et revécu tout ça, l’espace d’une minute, dans cette chambre du Broom’s Hotel louée à 5$ la nuit…

    Mais peu importe le décor, peu importe l’endroit, car tout ce qui compte est ce que l’on vit, ce que l’on ressent et ce que l’on voit au moment présent. Car c’est cela qui est le plus précieux en fin de compte.

     

     


     

     

    Billet :

    Je me souviens presque entièrement de l’état d’esprit dans lequel j’étais lorsque j’ai écrit ce texte, et j’étais bien loin d’imaginer l’engouement qu’il générerait. Chaque fois que je le relis, je ne vois que des lignes et des mots sans prétentions, un amas de propos lancés sur une page virtuelle juste pour le plaisir d’écrire et de les sortir de ma tête, pas une création aussi " exceptionnelle ". Je pensais même qu’il n’intéresserait personne, c’est dire!
    « Réflexions nuptiales » m’est venu quelques heures après que j’ai vu un reportage télévisé sur le mariage homosexuel. Je ne sais pas pourquoi cela m’a donné envie d’écrire, mais les mots sont venus tous seuls. Deux heures m’ont suffit. Je n’ai recommencé à respirer qu’une fois le point final posé. Je n’ai jamais rien corrigé à part les éventuelles fautes grammaticales et orthographiques, et je pense qu’il restera ainsi.
    Beaucoup s’étonnent de la maturité du personnage lorsque je leur révèle mon âge. Ca me fait sourire et soupirer en même temps. J’aurai beaucoup de choses à dire sur ce texte, mais je me contenterai de dire que cet épanchement de pensées, la manière dont il est formulé fait écho à mes sentiments, qu’il est une partie de moi et qu’il révèle une des nombreuses facettes de ma personnalité.


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