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    Pressé, j’entrais en trombe dans l’appartement et retournais le salon pour trouver mes clés de voiture. Sachant que Marc, mon petit-ami n’était pas encore parti bosser, je profitais de l’occasion pour lui demander à tue-tête :
    - Dis Marc, tu seras quoi pour Halloween? Parce que Sandra a choisi un thème pour sa soirée, et elle déteste les « hors-thèmes »!
    Comme je me retournais pour le regarder, je le vit qui sortait de la cuisine et qui s’adossait au chambranle de la porte. Son visage était tout rouge, et sa voix avait des accents pleurants lorsqu’il me balança :
    - Je crois que je serais célibataire.
    Et moi d’en lâcher mon sac d’étonnement.
    - PARDON?
     
    Aujourd’hui lundi matin, ma bouteille de vodka et moi émergeâmes difficilement de sous la couette.
    A coté de moi ma meilleure amie Sandra se retourna sous les draps et soupira.
    Sortant du lit en titubant pour allumer la lumière, je l’entendis gémir de douleur et de frustration dès que l’obscurité s’évanoui. A l’heure actuelle et vu mon état de poivrot décadent, je comprenais parfaitement ses sentiments parce que je les partageais : Sandra et moi souffrions de la plus grosse gueule de bois de tous les temps.
    En passant rapidement dans le couloir pour me rendre aux chiottes, je me cognais le petit orteil comme à chaque matin contre le buffet placé en biais…et hurlais ma douleur au monde entier, réveillant sûrement un ou deux morts au passage.
    -Aïeeeeee!!!!! Mais bordel, c’est pas possible un truc pareil!!! Ouille! Je vais vraiment devoir souffrir comme ça tous les matins?
    Une ombre apparut subitement à côté de moi et me bouscula sans ménagement. Sa remarque lancée d’un ton bourru me fit sourire.
    - Putain…. Alex t’es lourd. Ca va pas de gueuler comme ça dès le matin? Maintenant je comprends pourquoi Marc s’est barré!
    - La ferme Sandy. Déjà, il ne s’est pas barré, c’est moi qui l’ai dégagé de ma vie. Ensuite, ne commence pas à vouloir faire ta maline là-dessus parce que tu sais très bien dans quel état ça me met!
    Je ne souriais plus du tout. J‘étais même très énervé et ça Sandra le senti. Elle grommela:
    - Ouais, ça tu me l’as dit des centaines de fois hier soir. C’est vrai que c’est salaud, que c’est triste, injuste et que tu le méritais pas. Mais franchement, même si je t’aurais bien dit merci d’avoir déprimé et de nous avoir donné une bonne raison de nous biturer, là j’ai juste envie de te tuer. Ce mal de crâne me flingue!
    Mon rire - qui d’après elle lui arrachait les oreilles tant il était fort - me fit bénéficier d’une de ses gifles monumentales.
    - Ma tête, crétin!
    - Hey! Je ris, mais moi aussi je souffre de la même migraine carabinée que toi la peste!
    Me jetant un regard chargé d’un sentiment allant au-delà du mépris le plus absolu, Sandra, dont l’absence de compassion envers tous ceux qui la faisaient chier, même s’ils étaient mourants, était notoire, me dépassa d’un pas lourd pour se rendre à la cuisine. Je sais d’expérience et pour l’avoir déjà vu cent fois bourrée, que son équilibre est plus qu’incertain, que ses magnifiques yeux verts sont rouges sous ses paupières gonflées, que ses épais cheveux blonds sont tout emmêlés et ébouriffés, qu’elle n’est vêtue que d’un mini débardeur qui ne cache rien et d’une petite culotte à fleurs.
    Et surtout que son actuelle humeur massacrante se métamorphosera dès qu’elle aura avalé des litres de café, des kilos de viennoiserie et un nombre incalculable de Dolipranes.
    Sautillant comme un kangourou jusqu‘à la salle de bains, je baissais rapidement pantalon et caleçon, manquant de simuler un orgasme dès que s’écoula la première goutte. Seigneur c’était si bon!
    Les yeux fermés et la tête ballottant un peu, je détendis mon corps au maximum tout en savourant ce moment de bien-être infini. Une fois que j’eus terminé, je sentis tout d’un coup plus léger, et plus enclin à établir un constat de la situation. Et ce n’était pas brillant.
    Actuellement, les aiguilles de l’horloge devaient avoisiner les 8 heures du matin, et nous avions bu et fêté mon nouveau statut de célibataire cocufié chez moi de 23 heures hier soir à 5 heures ce matin, juste avant de nous écrouler sur mon lit comme des masses.
    Sandra et moi savions que nous n’avions pas assez dormi et cela, nos corps allaient bien nous le faire sentir avant de nous le faire payer au centuple, sans parler du mal qu’on allait avoir pour faire déguerpir cet infâme mal de tête avant d’aller bosser!
    Soupirant à la fois d’aise et de frustration, je ne pris pas la peine de me rhabiller et passais directement sous la douche. Comme c’était pratique les toilettes près de la baignoire!
    Lorsque j’émergeais de la salle de bains dans un nuage de vapeur, je retrouvais Sandra dans la cuisine. Attablée devant d’un gigantesque petit déjeuner, elle dévorait céréales et viennoiseries, noyant le tout dans des liquides divers et variés : thé, café, chocolat, lait nature.
    Tout y passait, mais j’avais l’habitude de ses appétits gargantuesques de lendemains de cuite, et il me fallait bien l’admettre, c’était de ma faute si elle était dans cet état. Car si elle avait accepté d’interrompre, l’espace d’une journée, les préparatifs de sa fête d’Halloween qu’elle avait eu tant de mal à mettre sur pied, et bu autant d’alcool à même la bouteille, c’était pour me tenir compagnie dans ma dépression profonde.
    Me servant en croissants et en café fortement dosé, je m’assis face à elle.
    - Ca va mieux?
    Elle posa sur moi son adorable regard vert et m’offrit un petit sourire contrit.
    - Ouais ça va mieux. Désolée pour tout à l’heure, tu sais qu’avoir la dalle et la gueule de bois en même temps ne donne pas de beaux résultats chez moi.
    Je lui souriais à mon tour.
    - Oui je sais. Mais je t’aime quand même.
    - Contente de le savoir.
    Nous laissâmes le silence s’installer entre nous alors que nous trempions chacun nos croissants dans nos tasses. Seuls les bruits de mastication se firent entendre pendant un long moment, mais Sandra pensait si fort que je pouvais percevoir ses pensées.
    - Alors? Qu’est-ce que…
    - Je compte faire maintenant que Marc n’est plus là et que je sais qu’il me trompe avec mon frère depuis deux ans? J’en sais rien. Je vais peut-être me pointer chez lui et piquer une crise d’hystérie, ou alors payer un tueur à gages pour qu’il surprime son existence de la surface de cette planète! T’en pense quoi?
    Elle mordit dans un donut au chocolat avant de m‘offrir un sourire marron.
    - J’en pense que tes idées manquent totalement d’originalité. Si Marc avait été hétéro, je l’aurait inscrit sur un site de rencontre porno gay SM en le faisant passer pour une sale chaudasse en manque qui veut se faire défoncer par le plus gros calibre existant sur terre! Mais comme il est déjà gay et déjà assez porté sur la chose….
    Etrangement, elle haussa les épaules et préféra finir son donut plutôt que sa phrase. Je devinais alors qu’il valait mieux pour moi de ne pas en connaitre la chute.
     
    - Bonjour, un Scotch s’il vous plait.
    Si je réussi à me retenir de sourciller d’étonnement, je ne le dû qu’à mon professionnalisme à toute épreuve. Je répondis d’une voix que j’espérais aimable :
    - Bien sûr monsieur. Ce sera tout?
    - Pour le moment oui.
    - Bien, je vous apporte ça tout de suite.
    Personnellement, je trouvais plutôt surprenant de vouloir ingurgiter ce genre de boisson dès 10 heures du matin. Mais cela ne concernait que moi, après tout j’étais barman et servir aux gens les consommations exigées c’était mon boulot.
    Stoïque, je versais l’alcool demandé et le lui servait.
    -Voilà monsieur.
    - Merci
    - Je vous en prie.
    Luttant contre ma migraine qui pulsait à mes tempes, je me détournais pour saisir un chiffon et nettoyer le plan de travail avec énergie. Souriant d’avantage pour moi-même que pour les clients qui entraient et sortaient du bar, il m’était d’avis que j’avais un problème.
    Selon moi, je souffrais très probablement de déformation professionnelle, car il m’était de moins en moins aisé de montrer mes émotions de manière spontanée ces derniers temps. A moins que je ne doive ce dérèglement à cet abruti qui avait gâché nos cinq années de vie commune pour les beaux yeux de mon frère!
    En y repensant, je n’avais été qu’à moitié étonné lorsqu’il m’avait avoué me tromper avec Daniel depuis tout ce temps. Mon petit frère était un mannequin très prisé des créateurs de tout ordre, et de la gent féminine comme masculine. Il avait toujours déchainé les passions où qu‘il aille, et ma relation avec Marc n’avait pas fait exception. C’était d’ailleurs étonnant que Marc - cet idiot d’abruti fini - ait résisté si longtemps à ce qui faisait que Danny était aimé de tous : le charme irrésistible de maman.
    Dont je n’avais pas hérité un dixième!
    Poussant un soupir à fendre l’âme, je laissais tomber le chiffon dans l’évier et empoignais le balai pour dégager rageusement les feuilles mortes qui obstruaient l’entrée, souhaitant tout d’un coup que ces deux traitres crèvent de la même façon qu’elles.
    Je retournais au bar une fois le déblayage terminé, et alors que je renouvelais la commande de mon buveur de Scotch, celui-ci m’apostropha d’une voix étrange :
    - Et bien, je te trouve vraiment énergique pour quelqu’un qui a une mine telle que la tienne. Qu’est-ce qui te donne autant de peps?
    Interloqué, je levais subitement les yeux vers le type et scrutais attentivement son visage, hésitant entre l’envie de le remettre à sa place en lui signalant qu’on ne tutoyait pas les gens sans les connaitre, et celle de lui sortir une cinglante réplique de mon cru.
    Décidant finalement de ne pas être agressif, je pinçais les lèvres et lui répondis d’un ton crispé :
    - Excusez-moi monsieur, mais nous ne nous connaissons pas. Alors qu’est-ce qui vous permet de me tutoyer ou de me dire des choses pareilles?
    Je posais le verre à nouveau plein devant lui d’un geste brusque. Lui, me sourit et bu la boisson d’un trait.
    - Oh que si nous nous connaissons! Je suis venu dans ce bar tous les jours depuis que tu l’as ouvert Alex. J’espérais qu’avec le temps tu m’aurais reconnu mais visiblement je me suis trompé.
    Méfiant, je plissais les yeux.
    - Comment connaissez-vous mon prénom?
    Abordant un sourire éclatant qui révélait ses dents d’une blancheur immaculée, il croisa les bras sur la table et se pencha vers moi. J’eu un mouvement de recul.
    - Allons donc! Tu as peur de moi maintenant? Comme c’est drôle! Quand je pense qu’avant c’est moi qui tremblais devant toi! Décidemment, je me suis encore trompé, les gays ne sont pas comme les filles. Ils sont incapables de se souvenir de leur amour de jeunesse!
    - PARDON?
    Il m’offrit un nouveau sourire, plus large encore que le premier.
    - Roooh allez! Tu n’as quand même pas pu tout oublier! Notre couple au lycée à fait couler beaucoup de larmes à cette époque! Toi et moi étions fiers d’être le premier couple homo à oser s’afficher en public! Ce genre de souvenir est inoubliable, alors tu ne peux pas me dire que tout ça s’est effacé de ta mémoire!
    Incrédule, je restais longtemps sans réaction. Puis, comme un torrent, les souvenirs affluèrent, innombrables. Progressivement, je me remémorais mes années de lycée : les heures de cours interminables, les œillades et les caresses à la cantine, les baisers derrières les buissons, ma première fois avec Tomy….
    Frappé d‘horreur, je tentais de ne pas laisser pendre ma mâchoire de stupéfaction.
    - Thomas Belau???
    - Et oui!
    Effaré, je sentais le sol tanguer dangereusement sous mes pieds.
    - Non, ce…C’est impossible que ce soit toi!
    - Ah? Et pourquoi ça?
    - Mais tu as…tellement…Tellement changé!
    - Oui je sais. J’ai les cheveux plus longs, je suis plus grand et plus beau qu’à l’époque. Mais Alex, c’est tout à fait normal non? Je n’allais pas rester un ado maigrelet et boutonneux toute ma vie! Même si je sais que tu me trouvais affreusement sexy à l’époque!
    En effet, il était devenu nettement plus beau que lorsqu’il était adolescent. D’aussi loin que je m’en souvienne, Thomas avait toujours eu un physique très marqué, résultat d’un mariage bien équilibré entre des gènes germaniques et des gènes hongrois, qui le rendait beau et lui donnait un air indéniablement charismatique avec ses cheveux, ses yeux et ses sourcils très fournis d’un noir profond, sa peau halée, sa mâchoire carrée et sa stature de dieu grec.
    Amusé, me réalisais que nous aurions fait un drôle de couple lui et moi si nous étions encore ensemble aujourd’hui, car j’offrais un contraste plutôt saisissant avec mes cheveux blonds, mes yeux gris, ma peau de lait et mes taches de rousseur. Sans parler de la minceur de mon corps, qui aurait presque pu passer pour de l’anorexie.
    Mettant de côté mes pensées disparates, je lui souris à mon tour.
    - Oh que oui je te trouvais sexy! Tu étais drôle aussi. Attachant, fort et intelligent. Mais aussi doté d’un insupportable caractère de cochon!
    - Haha! Oui! Je me souviens que tu étais le seul qui pouvait le supporter!
    - Les profs te saquaient à chaque fois à cause de ça, et moi pauvre imbécile amouraché de toi, j’avais toujours l’honneur de partager tes punitions!
    - Oui, c’était le bon temps! Et d’ailleurs ce côté-là de ma personnalité est le seul qui n’a pas changé!
    - Oh! Alors je n’ose même pas imaginer les problèmes que tu dois avoir au quotidien!
    Puis, comme un seul homme, nous laissâmes éclater le rire qui nous chatouillait les lèvres.
    - Oh mon Dieu! Si un jour on m’avait dit que je te reverrais après toutes ces années…
    - Surtout après ce que je t’ai fait…
    - Ah oui, ça…
    L’ambiance venait de changer du tout au tout, et je pouvais voir le remord briller dans les yeux si sombres de Thomas. Embarrassé, je me mordillais les lèvres.
    - Ecoute, avec ce qui m’arrive en ce moment, parler de mes ex et de leurs infidélités avec mon frère n’est pas très recommandé pour ce qui m’arrive en ce moment.
    Il fronça les sourcils.
    - C’est-à-dire? Il ne t’arrive rien de grave au moins?
    J’eus un sourire amer.
    - Oh non, ce n’est rien de grave je t’assure! Juste une énième peine de cœur à cause de Daniel, ça c’est une chose qui ne change pas. Tu vois, tout est comme tu l’as laissé quand tu es parti! Tout est comme d’habitude en fait, rien n‘a changé….
    Jusqu’ici, j’étais parvenu à ne pas verser une seule larme. Depuis que Marc m’avait avoué sa trahison, j’avais réussi à noyer mon chagrin dans l’alcool et l’humour noir, prenant tout en dérision jusqu’à l’exagération. Mais en parler avec Thomas raviva de vieux souvenirs oubliés et d’anciennes blessures que je croyais être guérie avec le temps. Tout ces éléments additionnés les uns aux autres dans un laps de temps aussi court firent que je fus très vite incapable d’empêcher la pression de monter en moi par grades successifs, et lorsqu’elle atteint le point de non retour…
    J’éclatais en sanglot.
    C’était plus fort que moi. M’arrêter de pleurer était littéralement impossible tant la douleur et la honte m’enserraient le cœur. Je savais que j’étais au boulot, et qu’un tel comportement manquait singulièrement de professionnalisme et risquait de me faire perdre mon job, mais je ne pouvais rien y faire. Mes larmes étaient intarissables.
    L’esprit tout entier consacré à ma peine et à mes pleurs, il me fallut un certain temps pour réaliser que Thomas m’avait pris dans ses bras et me berçais doucement. Il me murmurait des mots si réconfortant que mes jambes devinrent en coton et que je sentis mon estomac faire des cabrioles.
    - Oh Alex…Je donnerais tout ce que je possède pour ne plus te voir dans cet état! Savoir que tu souffres autant est une véritable torture!
    Pas dupe le moins du monde, je lui offris un sourire ironique.
    - Ah ouais? Bon, je ne tenais pas plus que ça à en parler, mais puisque tu m’y forces…. Si mes souvenirs sont bons, tu ne t’es pas plain de ta situation à l’époque! Il me semble même que tes coucheries avec mon frère ont fait de toi un homme si heureux que piétiner les sentiments que je te portais n’a été qu’une formalité…que tu t’es empressé de remplir!
    A la posture qu’il adopta alors - dos courbé, corps raide, mâchoire serrée et yeux baissés - je sus que mon ton mordant et mes paroles venimeuses l’avaient blessé. Content de voir que j’avais fait mouche, je satisfaisais ma soif de vengeance avec ce genre de pensée puérile : pour une fois, c’était moi qui faisais mal, et non le contraire!
    - Tu as été un parfait salaud Thomas Belau! Et ça je ne l’oublierais jamais! J’aurais d’ailleurs préféré ne jamais te revoir, ça m’aurait évité de repenser à cette époque et de me transformer de nouveau en Madeleine pathétique!
    Tremblant de rage, je serrais les poings en cherchant à me défaire de son étreinte. Mais à mon plus grand étonnement, il refusa de desserrer le nœud que ses bras faisaient autours de mon buste. Me débattre ne servait pas à grand-chose non plus, car je devinais que dans ce corps, si différent de celui que j’avais connu à l’adolescence, se cachait une force bien supérieure à la mienne. Ce traitre avait omis de me dire qu’il s’était musclé en plus d‘avoir gagné vingt bons centimètres!
    Me tortillant comme une anguille, je tentais de trouver une ouverture. Mais une de ses mains se posa alors sur ma nuque, et frissonnant à ce contact, je m’immobilisais.
    - Alex, cesse de t’agiter comme ça et écoute-moi…
    - Non! Nous n’avons plus rien à nous dire depuis des années Thomas! Et si tu n’as pas remarqué, je suis au travail! Alors lâche-moi, casse-toi, et oublie-moi!
    Effaçant les traces de larmes sur mes joues d’un geste rageur, je recommençais à me débattre dans l‘espoir de parvenir enfin à me libérer. Mais évidemment Thomas n’avait aucunement l’intention de me lâcher, et il me le fit comprendre en me plaquant contre lui, noyant ma froideur dans sa chaleur si réconfortante.
    Sa voix fût un grondement plaintif lorsqu’il parla :
    - Nous sommes seuls dans ce bar Alex alors ne sois pas si pressé de me voir m‘en aller. Il est encore tôt, et il n’y a que moi qui sois assez fou pour venir ingurgiter un scotch de si mauvaise qualité dès l’heure d’ouverture dans l’optique de me donner assez de courage pour t’affronter!
    Choqué par ce qu’il venait de dire, j’émis un hoquet de surprise.
    Qu’est-ce que c’était encore que cette histoire?
    Désirant tirer tout ça au clair, malgré ma colère encore vive, levais vivement les yeux vers lui. J’ouvrais la bouche pour parler, lorsque Thomas posa doucement un doigt sur mes lèvres entrouvertes, me priant silencieusement de me taire.
    - Alex…je suis tellement, tellement désolé pour tout le mal que je pu te faire! Ca fait des années maintenant que souhaite te présenter mes excuses, mais chaque fois que j’avais le téléphone en main pour t’appeler, je perdais tout mon courage. Il est vrai que je t’ai fait souffrir, par le passé. Mais j’étais jeune, et je ne suis plus le même homme aujourd’hui. J’ai beaucoup changé depuis le lycée, et pas uniquement à un niveau physique. Les choses auxquelles j’aspire aujourd’hui ne sont plus les mêmes qu’il y a dix ans!
    Sont regard plongé dans le mien brûlait d’une telle fièvre, d’un feu si intense, que je ne pus prononcer le moindre mot. Et en dépit de toute la force de ma volonté, je sentis mon cœur battre la chamade avec violence, emporté qu’il était dans la ferveur de cet homme que j’avais tant aimé autrefois…Et que j’aimais encore aujourd’hui malgré moi.
    Oh non…Et moi qui croyait avoir enterré mes sentiments en ce qui le concernait!
    Posant d’abord son front contre le mien, Thomas posa ensuite ses paumes sur mes joues, approfondissant ainsi notre contact visuel avant de poursuivre d’une voix rendue rauque par l’émotion.
    - C’est vrai que je n’ai pas su résister au charme de Daniel, et ce fût la plus grosse bêtise que j’aie jamais faite! Lui et moi n’avons jamais pu nous supporter longtemps, son caractère instable et mon esprit buté ne faisant pas bon ménage.
    Mauvais ménage que j’imaginais très bien! Et ça c’est un spectacle que j’aurais aimé voir! Manquant de pouffer de rire en imaginant Daniel et Thomas en train de se battre comme des chiffonnier, je m’obligeais à ravaler mon hilarité par égard pour Thomas, qui me parlait encore.
    - Pendant tout ce temps, je n’ai cessé de me rappeler la manière dont toi et moi parvenions toujours à deviner nos pensées respectives, comme si nous avions été connectés l’un à l’autre…Comme si nous étions, toi et moi, les deux moitiés d’un tout qui, une fois assemblées, faisaient des étincelles et éclipsaient tout ce qui existait autours d’elles…Et tu sais Alex, j’ai eu beau faire, jamais je n’ai retrouvé pareil sentiment d’appartenance avec qui que ce soit d‘autre que toi. Malgré tous mes efforts pour te remplacer, personne n’est jamais parvenu à occuper mon cœur comme tu l’as fait. Personne à part toi ne peut m’apporter le bonheur et l’équilibre auxquels j’aspire et n’en peux plus de vivre seul, sans toi. Je veux te récupérer. J’ai tant besoin de toi!
    Si Thomas avait été quelqu’un d’autre que lui-même, je pense que j’aurais été en mesure de lui pardonner ces derniers mots. Mais comme il était lui, et que je le connaissais par cœur, je ne pouvais laisser passer ça.
    Il était revenu vers moi par dépit.
    Car n’ayant visiblement trouvé personne qui me ressemble suffisamment pour réussir à créer l’illusion d’une vie passée à mes côtés, il était revenu ici, croyant sûrement que je ne saurais pas distinguer le fiel sous ses belles paroles, dans l’optique de me séduire à nouveau et de chasser la solitude qui lui pesait.
    Dieu que j’en avais marre des hommes!
    Le cœur glacé par une effrayante sensation de froid, je me débattis comme un beau diable. Une fois à situé à bonne distance de Thomas, et de nouveau libre de mes mouvements, je remerciais la surprise qui avait pris mon geôlier au dépourvu, permettant ainsi ma fuite hors de ses bras brusquement desserrés.
    Fou de rage contre lui - pour avoir tenté d’endormir ma méfiance en utilisant les mots qu’il savait que j’avais besoin d’entendre après tant de malchance en amour -, mais également contre moi-même pour m’être laissé avoir si facilement, je lui crachais au visage des mots assassins :
    - Espèce de salaud, tu…Même maintenant, après que dix ans aient passé, tu oses essayer de me manipuler! Finalement ce qui n’a pas changé en toi ce n’est ni ton physique ni ta mentalité, mais seulement l’angle d’approche et les stratégies que tu emploies pour atteindre ce que tu veux! Mais Thomas, sache que je te connais trop bien! Et je ne tomberais pas dans un de tes pièges une seconde fois! Maintenant barre-toi d’ici, et ne t’avise plus jamais de m’adresser la parole, ou sinon tu auras à faire à deux ou trois personnes que je connais, et qui se feraient un plaisir de t’offrir un ravalement de façade complet à grand coup de batte de baseball!
    Vu de l’extérieur, mon corps et mon bras tendu vers la porte étaient aussi raides que la justice. Mais à l’intérieur, c’était une toute autre histoire. Mon cœur saignait d’avoir à nouveau crut en l’amour d’un homme, et il était d’autant plus intarissable car c’était Thomas qui me faisais souffrir…encore une fois.
    Mon colosse aux cheveux brun passait devant moi pour rejoindre la porte, lorsque d’un mouvement rapide, il se tourna vers moi, me saisit aux épaules et me plaqua contre le bar…avant de déposer sur mes lèvres un baiser sauvage, et chargé de tant de passion que je sentis mes jambes trembler lorsqu’il me libéra de son étreinte.
    - Je sais exactement ce que tu ressens Alexander Malavois! Mais n’oublie pas que toi et moi partageons un lien spécial, et que tu ne peux rien me cacher, tout comme je ne peux rien te cacher! Tu crois que je t’ai trahit? Libre à toi! Mais je reviendrais vers toi, menace ou non, et à ce moment-là j’aurais de quoi te convaincre que mon amour pour toi est bien réel, et non le fruit d’une quelconque machination pour te reconquérir!
    Plaquant mes mains contre mes oreilles dans le but d’étouffer ses paroles que mon cœur savait sincères mais que ma raison refusait d’écouter, je m’apprêtais à l’envoyer au diable. Mais il s’en alla avant que je puisse le faire, et ne me laissa pour tout souvenir, que la brûlure sur ma peau de son regard de braise.
     
    Ding dong!
    - Des bonbons ou un sort?
    Depuis que la nuit était tombée, j’entendais sonner ma sonnette et prononcer cette phrase toutes les dix minutes, et ça commençais sérieusement à m’agacer. Non pas que j’aie quoi que ce soit contre le fait de distribuer des bonbons à des enfants grimés de façon plus ou moins réussie, mais j’en avais marre de devoir me lever sans arrêt de mon fauteuil où je m’étais confortablement installé pour regarder La colline à des yeux. Sérieux, ce genre d’allers-retours entre l’entre et le salon, ça vous casse une ambiance!
    - Je préfère vous donner des bonbons, les sorts n’ont pas un bon effet sur moi.
    Affichant un sourire stoïque, j’empoignais mon bol à friandises d’une main afin de pouvoir distribuer son contenu de l’autre. Puis, une fois satisfaits, les bambins me remercièrent de leurs sourires grimaçants avent de décamper en riant vers les autres étages de l’immeuble. En voilà qui allaient ramasser un joli butin ce soir…
    Ce soir, nous étions le 31 Octobre et toute la ville - y compris les personnes âgées - célébrait la nuit de Walpurgis - également nommée Samain, Halloween ou bien la fête des morts - avec des feux de joie imitant ceux qu’avaient autrefois les druides et les sorcières, des déguisements, des fêtes privées et un festival donné sur la place du marché.
    Sauf moi. Et dire qu’à cette heure, la petite fête de Sandra battait son plein! Elle allait sûrement me passer un savon demain matin à cause de mon absence, mais de toute façon, je n’étais pas d’humeur à fêter quoi que ce soit, j’étais bien trop déprimé pour ça.
    Appliquant sur ma porte une feuille blanche sur laquelle j’avais écris en majuscules lettres rouges «NE DISTRIBUE PLUS DE BONBONS. MERCI DE NE PAS DERANGER», je fixais le tout à l’aide de ruban adhésif avant de m’enfermer chez moi et de me réinstaller devant mon film en pause…qui finalement ne m’intéressait pas plus que ça.
    Passer plus d’une heure à tenter de m’intéresser aux scènes qui se déroulaient sous mes yeux et que je fixais d’un regard vide, n’était bien sûr pas ma bonne solution pour oublier tout ce que Thomas m’avais dit hier matin. Mais je n’arrivais pas à m’empêcher de faire une fixette sur lui. Le revoir après toutes ces années, pour finalement avoir ce genre de conversation qui ne mène nulle part, avait retourné beaucoup trop de choses en moi pour que tout puisse se tasser en une soirée sans aucune séquelle! Etrangement, j’avais l’impression qu’il m’avait servi un énorme bobard, une saleté de sale coup foireux qui fait bien mal. Pourtant, je sentais également qu’une partie dans tout ce qu’il m’avait dit était vraie. Sauf que je ne savais pas ce qui ne l’était pas, et cela me rendait fou!
    Alors que je me plongeais dans des hypothèses contradictoires, et toutes plus improbables les unes que les autres, quelqu’un sonna à ma porte.
    Cette personne ne savait vraisemblablement pas lire. Autrement, jamais il ne lui serait venue à l’idée de sonner. N’avais-je pas écrit en grosses lettres bien voyantes «NE PAS DERANGER»?
    Déterminé à ne plus me lever de mon fauteuil pour autre chose qu‘aller aux toilettes ou aller grignoter, je posais un plaid sur mes cuisses et tentais de reconcentrer sur mon film.
    Mais apparemment, l’inconnu n’avait rien d’autre à faire ce soir que de me casser les pieds, car abandonnant la sonnette, il changea de tactique et s’évertua à me pourrir ma soirée en donnant des coups contre le battant!
    Je n’avais évidemment aucune envie d’aller lui ouvrir, mais ce type - ou alors si c’était une nana, elle était sacrément costaude - faisait un boucan d’enfer! Et si je ne calmais pas la situation tout de suite, mes voisins risqueraient de venir jouer les commères.
    Ce que manifestement, mon harceleur pensait aussi, car il me balança à travers la porte:
    - Il vaudrait mieux que tu m’ouvres Alex. Sinon tes voisins vont rappliquer, et tu sais à quel point je peux me montrer désagréable avec tout le monde quand je suis contrarié.
    En percevant les inflexions caressantes qui lui avaient toujours été propres, je sus immédiatement qu’il s’agissait de Thomas. Et apparemment, il n’avait pas tenu compte de mes avertissements concernant son très probable lynchage dans le cas où il tenterait de m’approcher.
    Je ne voulais pas le laisser entrer ici. Être enfermé dans un si petit espace avec lui était tout sauf recommandé en ce qui me concernait. Mais avais-je le choix? L’immeuble tout entier n’avait pas besoin de connaitre les moindres détails de mes problèmes de cœur!
    M’arrachant avec peine de mon fauteuil, je me dirigeais vers l’entrée et ouvrais la porte avant que Thomas ne puisse la gratifier de coups supplémentaires.
    - Ah, tu t’es enfin décidé à m’ouvrir. Bonne décision.
    Mais l’homme qui se tenait sur mon paillasson n’avait plus rien du Thomas que je connaissais. Coiffé d’un gigantesque chapeau de sorcière et vêtu d’une affreuse robe de grand-mère, Thomas était couvert de boue de la tête aux pieds. Un de ses yeux présentait un cocard bleuissant, et la posture de son corps était un peu tordue, comme s’il ne s’appuyait que sur une seule jambe.
    Horrifié, je m’exclamais :
    - Mais mon Dieu Tom! Que t’est-il arrivé? Tu as croisé le chemin d’un fou furieux ou quoi? Et qu’est-ce que c’est que cet accoutrement??
    Visiblement amusé par ma réaction, il m’offrit un sourire moqueur.
    - Ah tiens? Tu t’inquiètes pour moi tout d‘un coup? Pourtant je me souviens que c’est toi qui m’a menacé de me faire refaire le portrait par des gens armés de battes de baseball.
    Que pouvais-je répondre à cela? Que j’étais en colère contre lui, mais que je l’aimais à en crever comme au premier jour de notre rencontre? Sûrement pas! Il devrait me passer sur le corps pour m’arracher de tels aveux!
    - Qu’est-ce que tu es venu faire ici?
    - Te parler. Mais je ne crois pas que ton paillasson soit le meilleur endroit pour faire ça. Nous serions sans doute plus à l’aise à l’intérieur tu ne crois pas?
    Puis s’invitant chez moi sans attendre ma réponse, il s’avança dans l’entrée d’un pas conquérant jusqu’à atteindre le canapé du salon, sur lequel il se laissa tomber lourdement.
    Bon sang, ce type n’avait aucun savoir-vivre!
    Fulminant en silence contre cet homme qui se croyait tout permis, je le vis parcourir la pièce de son regard sombre avant de reporter son attention sur moi.
    - C’est coquet chez toi.
    - Oui, et ça le sera d’avantage quand tu auras débarrassé le plancher!
    Tremblant de colère, je croisais les bras sur mon torse, refusant de m’asseoir et de le laisser croire qu’il était le bienvenu ici.
    - Maintenant dis-moi pourquoi tu es là.
    Ses pupilles d’un noir d’encre, braquées sur moi, parcoururent l’ensemble mon corps longiligne d’un regard de feu qui me transperça.
    - J’ai passé l’épreuve de ton père.
    La surprise failli me faire tomber à la renverse. Je n’étais attendu à tout sauf à ça.
    - Te souviens-tu de ce que je t’ai dit hier matin? Je t’avais prévenu que lorsque je reviendrais vers toi, se serait avec la preuve que mon amour pour toi est véritable.
    Il désigna l’ensemble de son corps d’un ample geste de la main.
    - La voici cette preuve Alex. Je n’ai pas plus concret.
    Affronter son regard suppliant était une véritable torture, et il me fut impossible de retenir les larmes qui se mirent soudainement à couler sur mes joues.
    Ainsi, il n’avait pas menti. Il était réellement revenu pour moi et non pour une autre raison!
    Lui offrant un sourire timide, je m’avançais lentement vers lui, jusqu’à me retrouver dans ses bras, blottis contre lui, bien au chaud.
    - Alors comme ça tu es allé voir mon père et tu lui a tout expliqué.
    - Oui
    - J’imagine que ton audace a provoqué sa colère, et qu’il t’a collé au Demiathlon.
    - En effet.
    Le Demiathlon, qui doit son appellation au prénom de mon père Demian, est une sorte de parodie - très portée sur la plaisanterie - des Jeux Olympiques. Il a eu la brillante idée de l’instaurer à l’époque où mes sœurs avaient eut leurs premiers petits amis, et pour s’assurer qu’ils étaient dignes d’elles, mon père leur avaient tous fait passer trois épreuves : la course en robe chronométrée dans un terrain vague et boueux, le lancer de chapeau les yeux bandés, et le rodéo sur taureau mécanique. Nombreux ont été ceux qui ont échoué, mais les victorieux qui ont joué le jeu et qui ont réussi toutes les épreuves sont tous devenu mes beaux-frères par la suite. 
    Cette pratique était vite devenue une tradition dans la famille, et le fait que Thomas ait provoqué mon père en sachant qu’il risquait de se ridiculiser était en effet une preuve bien plus tangible de son amour que toutes les paroles du monde.
    Thomas se considérait déjà comme mon compagnon, et sa réussite faisait qu’il avait désormais sa place chez les Malavois.
    Souriant tout à fait à présent, je savourais avec bonheur la chaleur que son corps me procurait, ne parvenant pas encore à réaliser ce qui m’arrivait.
    - Il a sûrement dû croire que tu te ferais battre à plate couture, mais tu en es sorti victorieux.
    - Visiblement.
    Suite à ses mots, je sentis son étreinte se resserrer autours de mon corps si mince. Son souffle chatouilla ma nuque lorsqu’il enfouit son visage dans mon cou.
    - Il y a dix ans, j’ai fais l’erreur de t’abandonner pour un autre, mais je t’aime Alex, et je peux te jurer que jamais plus je recommencerais!
    Touché par l’intensité de ses mots, je lui caressais la joue d’une main.
    - Je l’espère bien, parce que là tu viens d’utiliser ton dernier joker. Sache que ta prochaine incartade ne passera pas aussi bien que la première, car c’est toute la famille qui va te tomber dessus! Même Daniel!
    Pas le moins du monde effrayé par la perspective de se faire écrabouiller par cinquante personnes plus enragées les unes que les autres, il pouffa doucement et leva les yeux vers moi.
    - Qu’ils essaient pour voir, et mon chapeau de sorcière et moi leur jetterons un sort!


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