• Partie 1.

    Le temps.
    Qu’est-ce que le temps sinon une unité de mesure bien étrange, mais dont la rapidité d’écoulement n’est absolument pas identique à tous les endroits du monde?
    Et pour cause, le temps filait particulièrement vite dans le Mondrose, raison pour laquelle Paélia s’impatientait.
    Depuis sa dernière entrevue avec Elizia, quelques semaines humaines plus tôt, celui-ci lui avait assuré que tout était sous contrôle, que l’affaire serait simple, et qu’il fallait qu’elle lui fasse confiance.
    Et bien elle l’avait écouté, et cela l’avait-il menée? A rien.
    Le délai était écoulé, et elle n’avait toujours rien de ce qu’elle avait demandé. Rien de rien. Absolument rien. Le vide total. Le néant.
    Mais que diable faisaient ces humains? Essayaient-ils de la duper? Elle espérait que non, du moins, s’ils voulaient rester en vie.
    Alors se moquaient-ils d’elle et de sa bonté? Ou la testaient-ils pour savoir jusqu’où elle pourrait aller par contrariété?
    Encore une fois, elle espéra que non. Eradiquer toute une espèce à cause de quelques individus était une chose qu’elle ne désirait pas faire et qui lui inspirait un profond dégoût. Mais quoi? Elle était en colère. Et elle détestait cela.
    Tourbillonnant lentement entre les pétales de ses adoratrices lunaires, la Gardienne étouffa un soupir entre ses lèvres argentines. Réalisaient-ils au moins combien ce qu’elle leur avait accordé - sa confiance et son temps -, était précieux, inestimable?
    Probablement pas.
    Que devrait-elle faire alors? Les punir?
    Et pourquoi pas?
    Donner une bonne leçon à tous ces humains prétentieux qui se croyaient tout permis et qui pensaient que tout leur était dû, était alléchant. Mais après? Que ferait-elle si elle se retrouvait à court d’idée, ou pire, s’il se révélait qu’elle s’était trompée sur leur compte et qu’elle avait appliqué sa sentence trop tôt?
    Mais après tout, avait-elle le choix?
    Plusieurs fois, elle avait cédé à leurs voix qui la suppliaient de leur accorder davantage de temps, prenant sur elle comme jamais, faisant preuve de clémence et de patience comme jamais une Gardienne n’avait osé le faire, et pour quoi? Pour finir trahie? Surement pas!
    Levant les yeux vers le ciel, afin de prier les Astres et la lune, pour finir par le Très Haut, elle ferma les poings et prit une décision.
    Minuit.
    Elle leur laisserait jusqu’à minuit, et ensuite, elle aviserait. Mais si jamais ces humains se moquaient d’elle, tous le paieraient cher.
    Très horriblement cher.

    ***

    Pendant que dans le ciel, les nuages s’amoncelaient sous d’ombrageux auspices, bien des jours et des semaines s‘écoulèrent, poursuivant leur cours avec une imperturbable régularité, indifférents aux malheurs terrestres et souterrains qu’ils laissaient sur leur passage.
    Penché au-dessus d’Elizia, Florent nettoyait le jeune homme à grandes eaux à l’aide d’un gant et d’une bassine d’eau tiède. Adonis se tenait à ses côtés pour l’épauler, tandis qu’autour d’eux, Tessa faisait les cent pas en grognant. Cela allait bientôt faire vingt-neuf jours que celui-ci gisait dans un coma végétatif, mais le jeune homme se souvenait de la scène comme si elle s’était déroulée la veille.

    Alors que des parties du château s’effondraient sous la mystérieuse secousse qui avait ébranlé ses fondations, les élèves s’affolaient dans toutes les chambres, criant de panique et de peur sous les morceaux de plâtre qui se détachaient des plafonds, et qui manquaient sans arrêt de les écraser.
    La situation était donc incontrôlable au-dessus, mais elle était encore bien pire en-dessous, car bien des kilomètres plus bas, Florent frémissait d’angoisse. Quelques instants plus tôt, il s’était trouvé sur le lit, l’esprit vagabondant en espérant de tout son cœur que son amour revienne avec la solution de tous leurs problèmes, et ceux d’après, l’objet de ses pensées avait effectivement fait irruption dans la pièce, mais le corps couvert de sueur et le débit délirant.
    Le voir débarquer de cette façon fut une véritable surprise, et bien qu’il essaie de ne pas imaginer le pire, Florent n’avait aucune idée de ce qui qui avait bien pu se produire dans la Chambre du Maître pour qu’Elizia revienne dans un tel état. Peut-être l’incube lui avait-il jeté un sort, ou peut-être qu’il s’était produit un évènement inattendu. Mais quoi qu’il en soit, le jeune homme espérait que les jours d’Elizia n’étaient pas en danger. Qu’il soit plongé dans un sommeil si profond le terrifiait, et ses nerfs en étaient tellement tendus de nervosité et d’angoisse que tout son corps était raidit à lui en faire mal. Tant de stress empêchait Florent de respirer correctement, et toute cette tension venait autant de la condition maladive de son homme, que de l’absence du nom que le jeune baron était allé chercher. Florent avait beau le regarder sous toutes les coutures, il ne voyait rien qui puisse l’aider.
    Après son irruption en catastrophe, le jeune homme lui avait donné un bain d’abord glacé pour tenter de faire baisser sa fièvre, puis plus tiède afin de détendre son corps et ses poings crispés. Le tout en essayant de lui parler et de le toucher afin de lui redonner connaissance. Mais à son plus grand désespoir, si la température avait un tantinet baissé, ni le corps, ni l’esprit de son aimé n’avaient eu d’autre réaction. C’était à peine s’il avait ouvert les yeux. Et il ne cessait de gémir en murmurant le nom de Paélia! Encore une heure à ce régime, et Florent sentait qu’il allait perdre la tête!
    Tremblant de peur de la tête aux pieds, Florent n’était pas certain de pouvoir garder son self-control très longtemps. Son pauvre cœur n’était pas en mesure d’endurer une telle vision : voir Elizia allongé là, si pâle et si souffrant, presque mort...C’était au-dessus de ses forces.
    Se résolvant alors à faire appel à Adonis, Florent se concentra sur le lien ténu, mais néanmoins bien présent, qui les unissait, et connecta son esprit au sien, comme à chaque fois qu’Elizia et lui souhaitaient mettre une réunion en place. Il détestait royalement sentir leurs deux esprits entrer en contact de façon si intime, mais il n’avait pas le choix.
    Le Pantin lui répondit presque immédiatement.
    - Qu’est-ce que tu me veux?
    - Elizia a un problème…Il…Il faut que vous veniez c’est effrayant! Je…Je ne sais plus quoi faire Adonis, il faut que vous m’aidiez! Faites vite! Je ne veux pas qu’il meure!
    - Tsss…. Toujours au milieu de nouveaux problèmes hein? On arrive.
    Interrompant sèchement la connexion, Adonis n’eut besoin que de quelques minutes pour faire irruption dans la Chambre et constater l’état de la situation d’un seul coup d’œil. Sur son visage ne s’étalait aucun signe d’affolement ou d’appréhension, mais en croisant son regard, Florent sut immédiatement que le Pantin savait de quoi il s‘agissait,
    En le voyant avancer vers lui d‘un air si décidé, le jeune homme eut un soudain élan d’espoir, pensant que le Pantin allait pouvoir arranger la situation. Mais lorsqu’il le vit s’immobiliser avec un air impassible devant le corps alité d’Elie, le jeune homme perdit d’un coup toutes ses illusions, et sentit ses yeux se border de larmes.
    - Voilà qui est intéressant.
    Florent renifla, l‘œil coléreux.
    - Je ne vois pas ce qu’il y a d’intéressant! Elie est dans cet état depuis bientôt trois heures, et cela empire à chaque minute! Qu’est-ce qu’il faut faire pour le sortir de là?
    Imperturbable, le Pantin garda le silence.
    - Adonis répond-moi!
    - Il n’y a rien à faire pour lui. Ton Elizia se trouve actuellement dans une sorte de transe végétative, un état causé par le travail effectué par l’enfant qu’il porte. Il va bientôt lui donner naissance, et d’ici-là, il ne pourra rien nous dire de ce qu’il a découvert chez le Maître, si toutefois ce bon à rien est parvenu à trouver quelque chose…
    Entendre un Pantin, dont l’existence était à présent inutile, traiter les autres de bons à rien était un peu fort de café. Mais Florent ne releva pas, il était bien trop affligé par ce qu’il venait d’entendre pour se préoccuper des propos foireux d’une créature blasée. Toutefois, il nota l’offense dans un coin de sa tête, pour lorsqu’il aurait tout le temps, plus tard, de la lui faire payer.
    Ainsi, le jeune homme allait devoir attendre que leur enfant vienne au monde pour récupérer l’amour de sa vie! Mais comment allait-il faire si l’évènement mettait des jours, voir des semaines pour se produire? Paélia n’attendrait pas leur venue indéfiniment, et il viendrait bien un jour où elle s’inviterait sans ses rêves à lui pour lui demander des comptes! Et que lui dirait-il alors? Que toutes les promesses et les accords qu’ils avaient passés devaient s’annuler parce qu’aucun d’eux n’était capable de lui apporter la seule chose qu’elle demandait et qui pouvait les sauver tous? Qu’Elizia avait échoué, et que par conséquent, ils allaient tous mourir? Non, c’était inacceptable. Il fallait qu’il trouve une solution, ou alors, ils allaient tous y passer, cet enfant le premier.
    - Sais-tu comment se déroule…l’accouchement?
    - Non. Chaque Aboutissement est différent selon les personnes, leur personnalité, et les conditions dans lesquelles la Conception s’est déroulée. Il peut très bien se faire dans un bain de sang, que dans une explosion de lumière ou dans le silence le plus complet. Personne non plus ne peut savoir qu’elle sera l’apparence du nouveau-né, ni quels seront ses pouvoirs d’ailleurs.
    Effondré par les implications d’une telle situation, Florent s’agenouilla aux pieds du lit et posa sa tête sur ses bras repliés au bord du lit.
    - Oh mon Dieu…
    - Appelle-moi simplement Adonis.
    Agacé, le jeune homme lui lança un regard noir en oblique. Ce n’était pas du tout le moment pour faire ce genre de trait d’humour vaseux, mais visiblement, ce dernier n’en avait rien à faire.
    - Pour être tout à fait honnête mon petit Flo, l’état de ton amant ne me touche absolument pas, et si tu veux mon avis…
    - Merci Adonis, mais je pense que Florent saura se passer de ton opinion.
    Les larmes aux yeux, le jeune homme salua la Songeuse d’un ton morne. Il était soulagé de sa venue, ainsi il ne serait pas seul avec le Pantin, mais son cœur ne manifestait plus aucune joie pour rien. L’être qu’il aimait le plus au monde était inconscient, aucun d’eux ne pouvait savoir ce qu’il avait découvert, et leur échéance arrivait à grands pas. C’était une catastrophe.
    Il était dévasté.
    - Tu ne devrais pas écouter tout ce qu’il te dit petit homme. Sa peine et sa haine lui font dire des choses qui dépassent sa pensée, alors n’y prête pas attention.
    - Merci Tessa.
    - Reste ici. Je vais essayer d’entrer dans l’esprit d’Elizia. S’il a découvert ce dont nous avons besoin, il nous reste une chance pour que l’information soit présente dans ses pensées. Puisque son corps et son esprit sont au repos, infiltrer ses rêves ne devrait pas être difficile.
    Un méchant sourire aux lèvres, Adonis lança une pique :
    - Mais bien sûr! Pourquoi n’y ai-je pas pensé plus tôt? Cela m’étonnerait que tu trouves quoi que ce soit dans la caboche vide de cet imbécile, mais bonne chance tout de même ma chère!
    Ignorant le sarcasme, la panthère s’approcha du lit à son tour et s‘élança, prenant appui sur ses pattes arrières afin de poser celles de devant sur chacun des côtés du visage du malade. Une fois correctement positionnée, elle tenta d’établir une connexion psychique, mais au moment où elle entrait en contact avec la zone du cerveau qui enfermait les rêves du jeune homme, elle se heurta à un mur infranchissable.
    Immense, incroyablement long, et tout entier fait de lumière, ce mur barrait son esprit de façon radicale, soulignant clairement la limite entre les deux mondes que Tessa visitait si facilement d’habitude.
    A l’extérieur, dans le monde réel, le corps de la Songeuse se tendait et son doux pelage se couvrait de sueur, tandis qu’à l’intérieur, dans l’esprit d’Elizia, elle cherchait à faire le tour du mur, à l’escalader, à le traverser. Elle se concentrait et faisait de son mieux, mais elle ne parvenait à aucun résultat. Une telle résistance lui évoquait bien quelqu’un en particulier. Elle savait qu’elle s’était déjà confrontée à un tel pouvoir et à une telle lumière, mais elle n’était pas certaine d’avoir raison. Tessa préférait s’en assurer avant d’avancer des accusations.
    Renonçant à lutter plus longtemps contre ce qui lui dissimulait si farouchement les pensées du jeune homme, Tessa mit fin au contact et se repositionna sur ses quatre pattes rendues flageolantes par l’effort. Essayer de ruser contre une force aussi puissante lui avait demandé beaucoup d’énergie, et si elle n’avalait pas quelque chose rapidement, son corps finirait par s’écrouler au sol.
    Se blottissant contre Sorrel, Tessa murmura une demande concernant un certain cuissot de viande sanguinolent, et murmura pendant qu’elle mangeait.
    - Mes amis, on dirait bien que le destin s’acharne contre nous. Une force dans son esprit bloque les pensées d’Elizia, et je ne suis pas assez puissante pour la contrer. En définitive, nous n’avons pas vraiment le choix. Nous allons devoir attendre qu’il se réveille.

    Un éveil qui n’était jamais arrivé jusqu’à aujourd’hui.
    Plusieurs semaines auparavant, Florent se souvenait d’avoir encore eu l’espoir de tout voir s’arranger, de vivre une fin heureuse sans que trop de sang ne soit versé. Mais ça c’était bien avant aujourd’hui, bien avant qu’Elizia ne surgisse dans la Chambre comme un beau diable et s’évanouisse entre ses bras, avant que toutes leurs chances s’envolent en fumée et qu’ils soient condamnés à une fin tragique.
    Toutes ses espérances d’alors étaient si éloignées de la situation actuelle! Mais qu’y pouvait-il, à part espérer un miracle? La fin du mois serait pour ce soir à minuit, et ils ne savaient toujours rien.
    Elizia était toujours plongé dans un sommeil sans fin, et ce qu’il avait découvert était toujours inaccessible. L’enfant pouvait naître d’une minute à l’autre, et personne ne savait quoi faire, ni à quoi s’attendre. Aucun d’eux n’avait de nouvelles du Maître, et même Sorrel était incapable de leur montrer où il se trouvait. Et pour couronner le tout, une sorte de tache étrange - sinueuse et tentaculaire, parcourue de veines noires et dotée d’un épicentre sombre et violacé - qui débutait au nombril pour s’étendre jusqu’au reste du buste, s’étalait de plus en plus largement sur le ventre d’Elizia, donnant l’impression qu’une sorte de gangrène le dévorait depuis l’intérieur même de l’épiderme.
    Personne ne connaissait la provenance ni la raison de son apparition, mais c’était inquiétant, et très effrayant.
    Cette gestation presque à terme et tous ces éléments combinés, mettaient leurs émotions à fleur de peau, et aucun d’eux ne parvenait à se résigner à la tournure qu‘avaient pris les évènements.
    Lutter aurait été une option des plus tentantes. Mais comment auraient-ils pu combattre sans armes? En étant si démunis? Même avec toute la bonne volonté du monde, aucun être humain - ou même non humain d’ailleurs - n’en aurait été capable contre de telles puissances. Et le pire, c’est qu’ils n’y pouvaient rien.
    Passant précautionneusement le gant sur la partie précisément peu ragoûtante de l’anatomie de son amant, Florent retint la bile qui lui brûlait la langue et poursuivit sa tâche. Débarrasser Elizia de sa sueur et de ses sécrétions était primordial, et ses propres besoins pouvaient aisément attendre. Son amour passait avant tout, mais visiblement, ce n’était pas le cas d’Adonis, car soudainement excédé, celui-ci laissa tomber le malade sur les draps sans prévenir.
    - Ah! J’en ai assez!
    - Adonis! Mais qu’est-ce que tu fais?!
    - Je laisse tomber ce tas de viande espèce d’idiot! Ça ne se voit pas? Je ne suis pas là pour jouer les infirmières! C’est avec toi qu’il couche, pas avec moi! Alors c’est à toi de t’occuper de lui, pas à moi!
    - Arrête tes bêtises, et reviens m’aider! Je n’ai pas assez de force pour le porter à moi tout seul!
    - Non!
    - Espèce de raclure! Je te rappelle qu’il a les informations dont on a besoin, et qu’en attendant qu’il aille mieux, nous devons nous occuper de lui!
    Dégoûté, le Pantin lui lança un sourire mauvais.
    - Alors quoi? Maintenant on doit se coltiner le boulet de service? Comme c’est bizarre, je ne me souviens pas avoir signé pour ça.
    Se détournant de Florent pour atteindre la porte d’entrée, Adonis se retrouva alors brutalement propulsé en arrière, sa tête heurtant violemment le sol, et l’air de ses poumons s’évanouissant d’un seul coup. De colère et d‘exaspération, Tessa s’était jetée sur lui pour l’empêcher de partir, et c’est en levant les yeux vers elle, qu’il se rendit compte de son réel état émotionnel.
    Ses yeux étaient d’un éclatant rouge vermillon, et ses crocs étaient deux fois plus gros que d’habitude.
    - Adonis…. Ne me force pas à faire quelque chose de regrettable. Cesse de te plaindre et fais ce qu’il y à faire. En silence. C’est compris?
    Rendu muet par l’orgueil, le Pantin ne dit rien pendant un long moment. Mais lorsque la Songeuse posa une patte longuement griffue sous sa gorge, celui-ci vit sa langue se dénouer très rapidement.
    - Oui, c’est compris.
    Et sans un mot, elle le libéra de son emprise. Retournant à ses cent pas, grognant toujours contre la malchance et contre ce qui l’empêchait de traverser le mur de lumière.
    S’efforçant d’être magnanime, Florent ravala la réplique acerbe qui lui démangeait les lèvres. Il comprenait. Bien sûr, il haïssait Adonis, mais pour une fois, le jeune homme comprenait sa réaction.
    La pression qui pesait sur eux comme une épée de Damoclès tournant au-dessus de leurs têtes, les rendait fous un peu plus chaque jour, et même si pour Florent surmonter sa peur et sa nervosité était encore possible pour le moment, la tâche était bien plus difficile pour ses compagnons.
    Ne pas pouvoir lire les rêves et les pensées d’Elie rendait Tessa presque folle de frustration. Ce qui la conduisait parfois à des accès de colère incontrôlables et à de violentes et brutales crises morphéennes. Quant au Pantin, depuis que le jeune baron avait fait irruption dans la Chambre pour finalement tomber dans un profond coma, il ne cessait de montrer des signes inquiétants d’agitation, doublés d’une évidente impatience qui mettaient les nerfs de Florent en pelote et taillaient sa résistance en pièces.
    Cette situation intenable risquait de tous les pousser à se battre entre eux jusqu’à atteindre un point de non-retour. Florent espérait simplement qu’ils ne l’atteindraient qu’après minuit.

    ***

    Selon ce qu’elle percevait du monde humain situé en-dessous d’elle, Paélia sentait que minuit approchait. L’éveil de l’heure fatidique vibrait jusque dans le plus profond de son être, et cette sensation commençait à l’agacer. Patienter n’avait jamais été son fort, et encore plus aujourd’hui, elle exécrait cela. Minuit chez eux allait bientôt sonner, et personne n’avait daigné lui donner signe de vie. Ces humains n’avaient décidément aucun respect pour elle, ni aucune considération. Ils croyaient visiblement que sa parole n’était pas vérité, mais ils se trompaient lourdement, et elle allait leur faire payer leur indifférence.
    Inspirant profondément l’air frais chargé d’iode et de senteurs florales, la Gardienne du Mondrose écarta les bras de lumière de son corps immense et expira lentement, un impassible sourire étirant ses lèvres invisibles.
    Minuit.
    L’heure de s’inviter dans les rêves était venue.
    Etendant sa perception mentale au-delà du Mondrose, la Gardienne mit un certain temps avant de parvenir à localiser l’esprit d’Elizia. Ce tâtonnement était très inhabituel, et elle n’en découvrit la raison qu’une fois parvenue aux abords de son esprit. Car lorsqu’elle toucha la porte et la poussa pour tenter d’y entrer, elle se heurta à une barrière infranchissable qui n‘était pas faite de son pouvoir. En se concentrant bien, elle pouvait sentir les pensées et les images bouger sous son pouvoir, se mouvant telles des volutes de fumée, affleurer sous la barrière avec légèreté, comme des papillons folâtrant gaiement de fleur en fleur sans jamais trouver fleur où se poser. Les sentir si proches, et à la fois si lointaines, savoir que la réponse qu’elle désirait tant était là sous elle, sans qu’elle puisse la saisir était d’une frustration au-delà du supportable. Mais qu’est-ce que c’était donc que ce pouvoir? Evidemment, sa magie protégeait toujours les pensées du jeune homme, mais elle n‘avait aucune emprise sur Paélia. Alors d‘où venait-il?
    Deux idées lui vinrent alors à l’esprit. Soit l’incube avait compris et perçu ses protections, les avait détruites, et les avait remplacées par les siennes, réduisant ainsi à néant toute chance de communication entre elle et l’humain. Soit Elizia avait abandonné la lutte, et s’était finalement résolut et rangé aux côtés de l’Infâme.
    Cette dernière pensée était évidemment contradictoire et moins facile à croire que la première, mais Paélia trouvait trop facile que le démon soit toujours la cause de tout ce qui n’allait pas. Ayant vécu longtemps parmi les humains, elle savait à quel point leur intelligence pouvait les rendre retors, couards et minables, cupides, sans cœur et sans scrupules. D’après ce qu’elle avait compris, le jeune homme haïssait l’incube et avait assuré vouloir sa perte. Mais quelque chose dont elle n’avait pas connaissance avait tout à fait pu se produire et changer sa façon de penser. Une menace, un meurtre, ou autre, qu’en savait-elle? Ces êtres faibles et corruptibles étaient si facilement manipulables, alors qui pouvait savoir ce qu’il en était vraiment?
    Il était finalement tout à fait possible que l’humain ait décidé de lui-même de se rendre à son geôlier, de faire usage de la magie noire, et de la trahir purement et simplement. La contradiction et l’illogique étaient la norme de leur espèce, et ce pas toujours pour les meilleures raisons, alors pourquoi y aurait-il eu une exception? C’étaient là des possibilités très humaines, absolument haïssables et parfaitement honteuses à tout point de vue pour lesquelles le jeune homme aurait pu opter. Pour rien au monde, la Gardienne ne souhaitait y croire, mais comment aurait-elle pu croire autre chose puisque rien d’autre ne la détrompait?
    Se retirant de l’esprit corrompu de l’homme, Paélia retourna près des roses, et rassembla ses forces, folle de colère. Elle avait fait l’erreur de leur faire confiance à tous, et maintenant elle récoltait le fruit de sa méprise. Elle s’était laissé berner par leur fausse assurance et leurs fausses espérances, mais elle ne ferait pas deux fois la même sottise.
    Ils l’avaient trahie et tenue à l’écart, la laissant seule, ignorante et bête. Cela ne reproduirait plus, elle allait y veiller.

    Tout autour, dans le Mondrose, alors que la Gardienne laissait libre cours à sa fureur, un vent violent se leva et balaya le champ, fit claquer les vagues et s’envoler la brume avec force. De l’extérieur, nul n’eut dit que cette formidable tempête était d’origine divine, mais quiconque d’autre ayant vécu au château du Maître incube, aurait soupçonné qu’une autre force que celle de la nature était à l’œuvre.
    Et que celle-ci était furieuse.

    Paélia avait certes vécu des millénaires parmi les humains, mais elle les connaissait à la fois très bien et très peu. Elle n’avait jamais compris ni leurs critères de jugement, de fidélité et de loyauté, ni l’étendue de leur compassion, ainsi que leur potentiel de pardonner. Cette méconnaissance due à des milliers d’années de focalisation sur ce qu’il y a de pire en chacune de ces créature contradictoires, dans le but de les protéger d’elles-mêmes, n’avait fait que renforcer la croyance d’une trahison.
    Un fait dont elle n’avait pas conscience, car originellement conçue dans le but de protéger, l’Entité possédait lumière et pouvoir, non patience, et encore moins pitié.
    Alors elle fit la seule chose pour laquelle elle excellait : elle jugea.

    ***

    Auparavant plongée dans un silence religieux et lourd d’appréhension, la Chambre Bleue vit soudain ses immenses fenêtres s’ouvrir avec fracas. Un vent violent et chargé d’électricité s’engouffra dans la pièce et renversa tous les meubles, fit s’envoler toutes les draps, rideaux, tapis, pour finir par plaquer chacun des habitants de la pièce face au sol. Ceux-ci tentèrent d’ailleurs de résister, mais une force phénoménale était à l’œuvre, et elle les maintint en place d’une main implacable.
    - Il est minuit passé…
    Aucun deux ne rêvait, mais tous entendaient la Déesse leur parler à l’oreille. Elle était dans leurs pensées, mais pas tout à fait à l’intérieur ce qui était dommage, car alors elle aurait compris que sa colère était injustifiée, et qu’elle se trompait sur toute la ligne.
    - Il est minuit et je n’ai toujours rien. Votre chef Elizia me bloque ses pensées. Il s’est joué de moi, et vous allez payer.
    - Non! Paélia vous vous trompez! Ecoutez-moi par pitié!
    - Florent Bersham ferme ta bouche, tu n’as plus droit à la parole. Lui comme toi m’avez joué un tour. Vous avez allégrement profité de ma mansuétude pour me doubler. Alors j’annonce ceci, qui cela sera votre sentence à tous : plus aucun contrat ne sera établi. J’efface de la Terre les anciens pactes passés, j’abolis les présents accords signés, et j’interdis toutes futures alliances qui auraient pu advenir.
    - NOOOOOOOOOOON!!!! Pas ça!!!! Votre grâce, pitié, tout mais pas ça!
    - Ma Parole est vraie, et en vérité je vous le dis : vous m’avez trahie, alors vous en subirez les conséquences. Le marché entre nous est détruit. Je libère vos pensées de ma protection et vous jette en pâture au danger. Lorsque le temps sera venu, vous périrez tous sous mon châtiment, et vous ne pourrez pas y échapper.
    - Nooooon!!! Non, non, non!!! Gardienne! Gardienne! Revenez ici! C’est une erreur! Vous faites erreur! Laissez-nous vous expliquer! Laissez-moi…vous expliquer… Par pitié…
    Adonis avait beau supplier, ramper, pleurer, hurler, l’Entité était déjà partie et ne pouvait plus l’entendre. Tout autour d’eux n’était plus que désordre, brisures, cassures et néant. Les habitants de la pièce eux-mêmes semblaient meurtris, mais de l’intérieur pas de l’extérieur. Leurs souffrances se reflétaient sur leurs visages et semblaient envelopper leurs corps comme des vêtements cousus à même la peau, leurs donnant ainsi une horrible allure.
    Ils restèrent ainsi prostrés un long moment, la lente respiration d’Elizia brisant régulièrement l’effrayant silence de la pièce, puis Adonis fit quelque chose de totalement imprévisible : il se saisit de Sorrel, le brisa sur son genoux avant d’en saisir un morceau et de se précipiter sur Elizia, les yeux fous et la bouche grande ouverte sur un cri de bête sauvage.
    - Elizia soit maudit! Je te maudis pour l’éternité! Pourris en enfer, fils de catin!
    Sous le choc et le coup de la surprise, Tessa et Florent ne réagirent pas immédiatement, et c’est cette seconde d’hésitation qu’Adonis mit à profit pour poignarder violemment et profondément le cœur du jeune baron inconscient. Mais lorsque le verre toucha la peau ambrée, deux choses se produisirent simultanément : la main ensanglantée qui serrait fortement le morceau de verre dévia de sa trajectoire sans qu’aucun dommage ne soit causé et le Maître fit irruption dans la pièce.

     


    3 commentaires
  • Partie 2.

    Adonis resta un long moment étourdit avant de retrouver lentement conscience, et douleur, Asmodée le sentit. Cet idiot de Pantin avait eu la déplaisante idée de s’attaquer directement à son Réceptacle, et il l’aurait tué de ses propres mains si son enfant bien-aimé n’avait pas protégé Elizia de ses pouvoirs. Au contact de la lame sur la poitrine de son père, l’enfant avait repoussé l’arme par une onde de choc à la puissance incroyable, projetant ainsi Adonis contre un mur à l’opposé de la Chambre. La force de l’impact avait été telle, que le crâne du blond s’était fissuré en plusieurs endroits et qu’un important filet de sang s’en échappait. Bien fait pour lui.
    A l’origine, l’incube n’avait pas prévu d’assister à pareil spectacle. A vrai dire, il ne savait même pas qu’un tel drame était en train de se dérouler à quelques dimensions seulement de sa prison, ce qui était un comble!
    Lorsqu’un peu plus tôt, il était remonté du Tombeau, nouvellement chargé de puissance et totalement invulnérable, il s’était mis en quête d’Elizia. Constatant que le jeune homme ne se trouvait pas dans la Chambre aux murs blancs et dorés, Asmodée avait fouillé le Château, se prêtant volontiers à une partie de cache-cache qu‘il croyait être en train de jouer. Mais au bout d’une heure, il s’était vite lassé du jeu qui n’en était finalement pas un, et s’était résolu à utiliser le lien qu’il partageait avec le jeune homme pour le retrouver. Car grâce à ses nouveaux pouvoirs, plus aucun pouvoir étranger, pas même celui du Mondrose, n’avait d’effet sur lui. Désormais, il pouvait aller là où il le désirait, et ce rien qu’en utilisant la pensée. Il n’avait plus besoin de Sorrel ni de fil d’Ariane, il n’avait plus à craindre qui ou quoi que ce soit. Il était libre, il était fort, il avait tous pouvoirs.
    Pourtant quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’il parvint devant la porte de la Chambre Bleue!
    Il s’était brièvement demandé ce que faisait son Réceptacle dans cette dimension de sa prison, avant qu’un cri inhumain et une énorme déflagration coupent court à ses pensées et ne le poussent à ouvrir la porte.
    Ce qu’il avait découvert alors faillit le laisser sans voix. La pièce toute entière était sans-dessus-dessous, Sorrel avait été décroché du mur puis brisé, et dans l’air étrangement crépitant subsistait comme une odeur de roses, de fureur divine, et d’océan déchainé. C’était un étonnant spectacle qui se déroulait devant lui, et il n’en appréciait pas les trois quarts. Les pensées qu’il percevait étaient floues, agitées, et choquées, mais ce n’était pas ce qui l’intéressait le plus. Car le but de sa visite était étendu là, sur le lit, marqué du Signe, et presque prêt.
    Un petit sourire satisfait et sarcastique aux lèvres, l’incube regarda Tessa s’élancer au secours du presque meurtrier, et l’humain - qu’il avait cru avoir fait mourir dans les cachots les plus profondément enfouis de sa prison - se placer devant son bien comme s‘il était de taille à le protéger de lui.
    La seule idée que ce hanneton veuille le défendre alors qu’il n’était pas de taille à lutter contre lui était risible, mais il restait tout de même quelques points moins drôles à éclaircir, car jamais cet insecte n’aurait dû pouvoir se trouver là. D’ailleurs qu‘y faisait-il? Comment y était-il parvenu?
    Et depuis quand y était-il? A toutes ces questions, il ne lui fallut qu’un instant pour en obtenir les réponses, car à présent que les Eléments étaient complètement absorbés, leurs effets secondaires n’avaient plus cours. Il possédait à nouveau toutes ses facultés psychiques, dix fois plus décuplées qu’auparavant, et cela ne lui demandait aucun effort.
    Explorant alors chaque pensée des occupants de la pièce en profondeur, Idalgo se fit la réflexion que de nos jours, personne ne pouvait décidément plus faire confiance à personne. Tous, ou presque, l’avaient trahit : Adonis de par son alliance avec l’humain dénommé Florent, Tessa de par le partage de ses connaissances sur les forces, les secrets et les faiblesses de son Maître, Elizia de par la tromperie de son corps et de sa mémoire avec cet infâme humain blond qu’il aimait toujours! Par l’enfer et les damnés, ils s’aimaient encore!
    Chacun de ses Pantins, amis ou prisonniers, était impliqué dans un complot visant à le détruire, même Belzébuth, la Reine, et Paélia en faisaient partie! Le plan en lui-même était ingénieux : découvrir son véritable nom, puis le donner à la Gardienne du Mondrose pour qu‘elle l‘utilise comme arme ultime et mortelle! En voilà une brillante idée, qui aurait été bonne si les lois de la nature n‘avaient pas contrecarré leurs plans! Car malheureusement pour eux, leur petit chef Elizia était tombé en Sommeil avant de pouvoir leur transmettre l’information capitale qui aurait pu permettre la réalisation de tous leurs rêves et empêché Paélia de croire qu’elle avait été dupée par l’hypocrisie humaine.
    Si ça ce n’était pas de l’organisation!
    Esquissant un rictus effrayant, Asmodée goûta l’âcre amertume de la trahison, découvrant et savourant chaque nouvelle saveur qu’il découvrait en lisant tour à tour dans leurs pensées si écœurantes et si pleines d’espérances brisées!
    S’il avait cherché du réconfort, il en aurait eu pour ses frais, car dans son entourage, qu’il avait pourtant confectionné avec amour, il n’y avait hélas que Sorrel, ce pauvre Sorrel encore tout brisé mais en bonne voie d‘autoréparation, qui n’avait pas fauté. Mais qu’à cela ne tienne, le démon ne craignait rien, il était fort, mille fois plus fort qu’il ne leur était à tous humainement concevable. Il avait un plan absolument délicieux pour chacun d’entre eux, alors il allait leur faire comprendre à quel point ils s’étaient leurrés de croire qu’ils pouvaient être plus malins que lui. Asmodée allait se faire une joie de s’amuser avec leurs corps et leurs esprits, de les faire souffrir et de les malmener comme un enfant l’aurait fait avec ses jouets, et ce, avant de les tuer un par un, et très, très lentement.
    Après tout, ils étaient là pour ça, et lui avait tout le temps du monde. En ce qui concernait Elie, il allait devoir attendre la naissance de son enfant avant de mettre fin à sa vie, mais pour lui, attendre n’était pas un problème. Il avait passé la majeure partie de sa vie à attendre, alors un jour ou deux de plus où était la différence? Il n’était pas pressé.

    ***

    Quelque part au fin fond des Enfers, Belzébuth, Lilith et Alouqua assistaient avec stupeur à ce qui se déroulait ailleurs dans la prison dorée de l’incube Asmodée. Agglutinés tels des abeilles sur une même fleur, les trois démons entouraient le Puits de Vision des Parques, et ils n’appréciaient pas du tout ce qu’ils voyaient.
    Pour une étrange raison, Asmodée semblait être entouré d’un halo sombre d’une étrange teinte verdâtre et vaguement phosphorescente. Jamais encore ils ne l’avaient vu détenir un tel pouvoir. Le savoir en possession d’une telle force destructrice les fit tous frémir, mais ce qu’il fit ensuite aux occupants de la Chambre Bleue qui les mit hors d’eux.
    Soudainement soulevés du sol par les invisibles tentacules de pouvoir du Maître, Tessa, Florent et Adonis furent violemment plaqués au mur, puis bâillonnés et punaisés comme de vulgaires insectes sur un tableau de collectionneur. La douleur des tortures infligées aux jeunes gens tordaient leurs figures, parcouraient leurs corps de spasmes affreux, et faisaient monter vers les sommets de la pièce des cris de souffrance inhumains.
    Supporter plus longtemps cet infâme spectacle sans rien faire pour l’arrêter rendait Belzébuth malade d’horreur. Jamais il n’avait estimé les humains, et aujourd’hui encore il ne les considérait que comme de vulgaires animaux dont, par le plus grand des hasards, la viande était bonne à manger. Mais voir de ses propres yeux à quel point ils pouvaient souffrir par la faute de l’incube, le Prince préférait ne pas imaginer ce qu’il en serait une fois qu’il s’intéresserait aux démons.
    Ils devaient l’arrêter coûte que coûte, et ils devaient le faire maintenant.

    ***

    - Un, deux, trois… Voyons, voyons, de qui vais-je arracher les membres en premier, hum? Notre très cher Adonis? Ou notre adorable Tessa? Oui, Tessa pourquoi pas? Tu as quatre pattes. Te les retirer sans douceur fera une magnifique mise en bouche pour mon festin!
    Puis d’un signe de la main, le Maître fit passer devant lui plusieurs éclats de verre provenant de Sorrel et en choisit le plus grand et le plus fin. Il le destinait à servir de scie. Une scie presque aussi tranchante que le fil d’un rasoir, mais qu’il émoussait légèrement afin que lorsqu’il charcuterait lentement les pattes avant et arrières de la Songeuse, le supplice soit long et la douleur insupportable. C’était pervers, mais il se sentait presque durcir dans son pantalon de cuir rien qu’à imaginer la façon dont cette traitresse à son sang se tordrait contre le mur d’un bleu si pur, répandant son sang et ses cris de douleur jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus fournir ni l’un ni l’autre, tout en le suppliant de mettre fin à son supplice.
    Un supplice auquel évidemment il ne mettrait jamais fin. Au contraire, plus elle quémanderait la délivrance, plus il accentuerait la torture.
    Mais apparemment, son sanglant projet allait devoir être remis à plus tard. Car alors qu’il dirigeait la lame vers sa victime désignée, les portes de la Chambre s’ouvrirent à nouveau avec fracas, révélant peu à peu les silhouettes étranges et difformes, entourées de fumée sentant le souffre et la pourriture de créatures perverties depuis des millénaires, de leurs majestés la Reine Lilith, de son fils le Prince Belzébuth et de son effrayante épouse Alouqua Grande Maîtresses des vampires et des succubes. D’un pas résolument assuré et plein d‘une fureur noire, tous trois s’avancèrent dans la Chambre dans un tourbillon de magie démoniaque dont la formidable puissance fit trembler le Château sur ses fondations et tout valser sur leur passage. Ils se révélaient à eux sous leurs formes originelles - Belzébuth sous sa forme de démon à cornes et à tentacules, Lilith en tant que femme-serpent aux ailes noires, gigantesques et aux crocs immensément longs et mortellement venimeux, Alouqua dans un corps longiligne, également ailé, et doté de griffes à la longueur éminemment redoutable -, et leurs yeux noirs sans pupilles lançaient des éclairs de feu partout où ils se posaient.
    Autrement dit, directement sur Asmodée.
    Mais comme protégé par un bouclier invisible, aucune de leurs attaques ne lui firent de mal. C’est alors que les démons royaux s’adressèrent à l’incube d’une seule et même voix :
    - Démon, cette fois s’en est trop. L’heure n’est plus à la clémence, mais à la sentence. Tu es joué de nous, maintenant il va falloir payer.
    Toujours cloués au mur par l’implacable pouvoir du Maître, Tessa, Florent et Adonis avaient les yeux écarquillés par l’horreur et l’angoisse. Tous trois avaient appris à apprécier Belzébuth dans une certaine mesure, et ils s’en remettaient à lui et aux deux démones qui l’accompagnaient pour les aider à se sortir de cet enfer, mais c’était plus fort qu’eux, ils se sentaient à deux doigts de se mettre à hurler. Leurs apparences incroyablement hideuses, leurs auras malfaisantes, et leurs pouvoirs déchainés leur faisaient tourner la tête, les fascinaient, les effrayaient et les horrifiaient tout à la fois. Aucun d’eux n’arrivait à comprendre comment tant de laideur et de pouvoir pouvait tenir dans des corps aussi petits, si limités, et ils devaient déglutir plus souvent qu‘il n‘en avaient l‘habitude pour éviter de vomir. Seigneur! Mais comment les démons faisaient-ils donc pour se supporter?
    C’était là une question qu’Asmodée ne semblait pas se poser. D’ailleurs, à le regarder, rien ne montrait que quelque chose l’indisposait.
    Déambulant dans la Chambre comme si personne ne venait de le menacer directement de passer de vie à trépas, l’incube se mit à glousser, puis à rire franchement, faisant du même coup se dresser sur la peau de ceux qui en avaient, tous les poils de leur corps. Car ce n’était pas un rire anodin, le Maitre venait de libérer une petite partie de son pouvoir, et ce n’était même pas un avertissement.
    - Allons, allons, mes très chers ennemis. Vous n’allez tout de même pas me forcer à vous tuer, hum? Voyez, le marché est simple : tous les trois, vous retournez dans votre forge infecte, et vous m’oubliez! Ainsi, je ne serai pas forcé de vous tuer, vous aurez la joie de passer des jours heureux en compagnie de vos misérables semblables, pendant que je vaquerai librement à mes occupations et que je remodèlerais le monde selon ma volonté, mon fils à mes côtés.
    Sifflant de rage, Lilith fit violemment claquer ses mâchoires et se détacha du trio avant qu‘aucun de ses autres compagnons ne puisse la retenir. Puis serpentant furieusement jusqu’à l’incube à une vitesse impressionnante, elle lança une bordée de jurons avant de susurrer, la voix vibrante de rage :
    - Quelle arrogance! Quelle suffisance! Il y a tant de fierté, tant de certitudes en toi infâme! Je vais te briser! Je te jure sur les six cornes de Lucifer que je vais te briser!
    Enfin face à l’ennemi qu’elle désirait détruire si ardemment depuis des millénaires la Reine rassembla autour d’elle un nuage de poison toxique et mortel qu‘elle envoya à toute puissance sur lui.
    - Non Mère! Non!
    Mais toute à sa colère, elle n’entendit pas le cri de son fils.
    Enfin elle allait avoir le dessus sur celui qui ne cessait de la narguer sur les maîtresses de son époux, qui la rabaissait, se jouait d’elle et de son autorité en permanence depuis les débuts de la Création! Debout, là en face de son ennemi de toujours, elle se voyait déjà victorieuse, s’imaginait déjà ramener son corps et le déposer aux pieds fourchus de son mari et maître, obtenir en récompense de ses efforts et de ses pleurs, de son amour et de ses espoirs, les louanges et toutes les attentions qui lui avaient toujours appartenues et qui n’auraient jamais dû lui être retirées. Enfin la Reine Lilith, aussi appelée La Bafouée dans les neufs cercles des Enfers, verrait son fils et son époux lui être remis tous entiers, son autorité se rétablir, et son règne redevenir ce qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être.
    Mais malheureusement, enfoncée dans ses rêves de gloire et de vengeance, bien trop perdue dans son esprit enfiévré où elle sentait déjà la chaleur des flammes devant lequel elle avait prévu de danser après y avoir jeté le corps tant haït de cet être maudit, la redoutable Reine ne vit pas venir le piège.
    Car si Asmodée n’avait pas lancé d’attaque et avait paru inoffensif, c’était justement pour mieux pouvoir abattre la Reine qu’il haïssait lui aussi si cordialement depuis toujours et qui avait failli faire tomber à l’eau le plan qu’il avait si minutieusement préparé depuis des siècles. Il y avait des mois qu’il rêvait de lui faire payer le risque qu’elle avait presque réussi à lui faire prendre. Maintenant c’était chose faite. Elle était coincée. Elle allait mourir à cause d’elle-même et de sa stupidité. Il n’aurait pu espérer de meilleure fin pour cette garce.
    De la petite dose de pouvoir qu’il avait volontairement laissé s’échapper, il avait, au fur et à mesure de la progression de la Reine vers lui, créé autour d’elle une toile d’araignée bardée de fils barbelés psychiques. Et lorsqu’elle lui envoya son nuage mortel, il ne lui suffit que d’une légère pression pour faire tomber le piège sur elle, enfermant du même coup avec elle, le sort qu’elle lui destinait.
    - NOOOOOOOOOOOOOOON!!!!
    Amusé par la détresse de celui qui n’avait jamais été son ami autrement qu’en apparence, l’incube sourit d’abord, puis éclat de rire. C’était si comique! Il était si fort, et eux si faibles…
    - Oh non Mère! Non! Vivez, je vous en supplie! Vivez!
    - Oh mon fils…
    Les bras croisés sur son torse, Asmodée suivit de loin le petit mélodrame qui se déroulait à ses pieds. D’un air goguenard, il prit grand plaisir à regarder la souveraine qui s’étouffait avec son propre venin, pendant que son fils essayait désespérément de l’aider. Un acte qui allait lui être difficile de mener à bien, car dès qu’il touchait le piège, il se brulait les mains et les tentacules sur les fils couverts de l’acide de sa propre mère.
    A ce constat, Asmodée eut un nouveau rire sardonique. Qu’elle ironie!
    Mais son rire s’évanouit brusquement lorsque d’un geste, Alouqua le propulsa contre le mur qui lui faisait face. Folle de rage, elle l’y enfonça d’une poussée franche, écrasant son visage si profondément dans la pierre qu’il eut l’impression qu’elle l’y forçait à s’y imprimer.
    - Espèce de salaud de fils de catin! Tu es en train de tuer ma mère! TU ES EN TRAIN DE TUER NOTRE MÈRE A TOUS! LIBÈRE-LA TU ENTENDS? LIBÈRE-LA!
    Elle s’apprêtait à l’extraire de la pierre pour l’envoyer dans un autre mur, mais l’incube avait prévu son mouvement, et il profita de son élan pour échanger leurs places d’un crochet aux jambes, puis d’un violent coup d’épaules dans ses ailes. Ce dernier geste vicieux la fit crier de douleur, et sans force, elle tomba à genoux.
    Se penchant alors sur la démone, il lui retourna un bras dans le dos assez fort pour le lui briser, et lui murmura à l’oreille :
    - C’est ton mari qui m’a appris cette prise très originale petite princesse. A l’époque, je ne savais pas vraiment à quoi elle aurait pu me servir, mais maintenant je le sais, et je ne regrette pas de l’avoir assimilée quand même. Je trouve ça très intéressant cette faiblesse évidente que vous avez dans les ailes. Tellement évidente, que je n’y aurais pas pensé moi-même, et pourtant Dieu sait… Enfin Lucifer, sait que je suis intelligent.
    Un nouveau rire secoua ses épaules, faisant du même coup bouger sa main, ainsi que le bras presque cassé d’Alouqua qui gémit.
    - Oh, pardon. Est-ce que par hasard ton bras te fait mal princesse? J’ai comme l’impression que c’est le cas, alors laisse-moi t’aider. On dit bien qu’il faut retirer le mal par la racine non? Alors je crois qu’il n’y a qu’un seul moyen d’y remédier.
    Et reculant de quelques pas, il serra le poing et lui arracha le bras.

    Le cri qui suivit cet acte barbare déchira l’air et le silence. Il fit gronder les nuages qui assombrissaient le ciel depuis quelques heures déjà, et trembler les murs de chaque pièce de la prison.
    Tant de souffrance résonnaient dans ce cri que Tessa en eut le cœur serré. Florent lui avait détourné les yeux en serrant les mâchoires, luttant contre la nausée qui menaçait de le submerger. Quant à Adonis, son teint était devenu plus pâle encore que celui de la craie, et des larmes de sang marbraient ses joues. Il avait déjà tant pleuré que son corps non humain ne contenait plus d’eau pour alimenter ses sanglots. Il ne restait à son organisme que le sang.
    Le spectacle de leur espoir méthodiquement détruit faisait peine à voir. Paélia qui jusqu’ici avait semblé constituer leur meilleure chance de gagner contre l’incube, les avait abandonnés, les laissant du même coup dans protection, leurs alliés démoniaques étaient grièvement blessés et à deux doigts de mourir, et eux-mêmes, pauvres créatures dénuées de pouvoirs, étaient encore clouées au mur comme de vulgaires insectes sans aucune possibilité de s’échapper.
    Refermant ses paupières lourdes de lassitude, Florent ne désirait qu’une seule chose : que tout s’arrête. Il aurait donné cher pour pouvoir s’endormir une dernière fois. Oh oui, juste une dernière fois, c’était tout ce qu’il demandait. Son corps était fatigué de tant d’angoisses. Son esprit était fatigué de tant de tension, de tant de visions horribles, de tant de violence gratuite, de tant d’injustice et d’incertitudes. Lui tout ce qu’il désirait, c’était que tout prenne fin maintenant, qu’Elizia et lui soient de nouveau libres d’être ensembles, et que toute cette histoire disparaisse de son esprit. Mais c’était impossible. Lui et les autres allaient mourir ici pire que des chiens. L’incube allait tous les réduire en menus morceaux et les jeter en pâture à… A quoi d’ailleurs allait-il les donner? Quel sort leur réserverait-il juste après les avoir minutieusement dépecés? Désirait-il seulement le savoir?
    - Oh, que de mauvaises pensées mon mignon…
    Le jeune homme sursauta au contact d’une main banche et glacée sur sa peau. Il tenta de s’y dérober, sans succès.
    - Tss, tss, ne me résiste pas. Tu ne gagneras pas. Pour ce que j’ai prévu de faire après votre mort, je suis vraiment désolé de ne pas pouvoir encore te répondre sur ce point. Mais je te promets d’y réfléchir sérieusement une fois que je vous aurez tous tués. Est-ce que cela te convient?
    Hésitant un instant, le jeune homme se demanda s’il devait vraiment lui répondre ou lui cracher au visage. Donner une réponse révélerait qu’il ne tenait plus suffisamment à la vie pour se battre. Et lui jeter son crachat lui symboliserait de manière tout à fait définitive qu’il n’avait aucune intention de se laisser faire.
    Alors oui ou non voulait-il continuer à vivre?
    Détachant difficilement son regard de celui si bleu du Maître, Florent balaya la Chambre qui n’en était plus une du regard. Il observa chaque visage jusqu’à ce que son regard tombe sur celui, si beau, si parfait d’Elizia, et c’est en le voyant si immobile, mais pourtant si paisible, qu’il décida que oui, il voulait continuer à vivre et à se battre. Pour lui. Pour eux. Alors il ne répondit pas, et sous les cris horrifiés d‘Adonis et de Tessa, il cracha toute sa haine au visage de celui qui les manipulait tous.
    - Ca tu me le paieras très cher mon petit.
    Puis une gifle phénoménale envoya sa tête heurter le mur derrière lui dans un bruit sourd. Pendant un instant il crut que le choc n’avait été que le fruit de son imagination, mais bientôt, il sentit quelque chose de chaud s’écouler le long de sa nuque. Et lorsque l’odeur métallique du sang parvint à ses narines, il en avait déjà tant perdu qu’il s’étonnait que sa conscience ne l’ait pas déjà abandonné.
    Mais à l’instant même où il se posa la question, son esprit s’éteignit comme on souffle une bougie, et tout ce qu’il vit ne fut plus que noirceurs et ténèbres.

    ***

    - Qui va là?
    S’ébrouant vivement, Florent regarda autour de lui et ne vit plus rien de la noirceur ni de l’obscurité dans lesquelles il avait été plongé lorsqu’il s’était évanoui. Tout, autour de lui, était d’un blanc immaculé. Il ne savait pas où il se trouvait exactement, ni si ce lieu était un recoin resté pur de son esprit torturé ou un lieu bien réel présent sur Terre. Cette dernière hypothèse le faisait d’ailleurs douter, car aucun animal, aucun humain, aucun bruit, aucun objet, ni aucune plante de comblaient cet endroit. Il n’y avait pas non plus de soleil, de nuages, de ciel! Il n’y avait pas la moindre présence de ciel! Et encore moins de vent! Pas la moindre petite brise.
    Se déplaçant légèrement sur le côté pour tenter de distinguer un mur, ou au moins un poteau contre lequel il pourrait s’adosser, Florent fit une découverte pour le moins étonnante : il n’y avait ni haut ni bas. Visiblement la conception des lieux où il se trouvait se basait sur le fondu. Rien n’était dissociable et tout se mêlait à tout. Florent ne distinguait rien que du blanc sous ses pieds nus, au-dessus et autour de son corps. Il sentait certes qu’il marchait sur quelque chose de solide et de dur, mais il n’en discernait pas davantage.
    Alors où se trouvait-il?
    Un peu inquiet, le jeune homme commençait à transpirer lorsqu’une voix répéta :
    - Qui va là?
    Le ton était pressant, et un peu angoissé. Et Florent se demanda si quelqu’un vivait ici depuis des années? Seul? Si tel était le cas, ce serait terrible.
    Levant alors la tête vers ce qu’il supposait être le ciel, le jeune homme répondit:
    - Je m’appelle Florent. Je suis arrivé ici par hasard et je…
    - Je sais qui tu es Florent Berscham. Mais tu ne devrais pas être ici.
    Un tourbillon, tout aussi blanc que le reste de ce qui l’entourait, se matérialisa soudainement devant lui. Et lorsque la bourrasque s’estompa enfin, révélant ce qu’elle lui cachait, le jeune homme recula précipitamment, le cœur battant à nouveau gonflé d’espoir.
    - Paélia!

     


    6 commentaires
  • Partie 1.

    Boum boum… Boum boum…
    Diable! Était-ce son cœur qu’il entendait battre ainsi?
    Glou…glou…glou…
    Et cela? Était-ce bien le bruit de son sang courant dans ses veines ou bien…

    Coincé en lui-même comme un cafard pris à son propre piège, Elizia entendait s’amplifier chacun des bruits de son corps au fur et à mesure qu’il y prêtait attention. Il les reconnaissait presque tous, et parvenait à presque tous les imiter. Néanmoins, il en restait un dont il n’arrivait à reproduire le son : celui de son enfant en train de nager tranquillement dans le liquide amniotique qui l’entourait au cœur même de son ventre.
    C’était un son inimitable, poignant, touchant, et terriblement émouvant. La sensation et le son étaient à eux seuls un véritable chant d’épanouissement, une célébration unique et inimaginable qui n’appartenait qu’à Elizia et son enfant, et dont eux seuls étaient témoins. Ils étaient privilégiés.
    Remuant mentalement dans ce corps qui ne lui répondait plus, le jeune homme s’avisa que ce qui se passait autour de lui était une abominable catastrophe. Il aurait donné cher pour pouvoir ouvrir les yeux, se dresser d’un bond et hurler à pleins poumons dans un cri, le nom d’Asmodée. Etre témoin de tout ce désastre alors qu’il détenait la solution à tous leurs problèmes là, au creux de sa main, sans pouvoir bouger un cil, le rendait presque fou de peur et de frustration. Il n’était que spectateur face à toute cette horreur, et il ne pouvait y rien faire. Son grand rêve d’asservir enfin le démon - la source de tous ces maux et de ceux de ses autres compagnons -, et de jouir enfin de sa mine défaite face à sa perte de pouvoir était un instant qu’il mourait d’envie de voir se produire, mais qui devrait attendre qu‘il se réveille enfin, ce qui ne semblait pas près d’arriver. Tremblant mentalement de peur, Elizia réalisa à quel point il était impuissant face à la situation, et à quel point sa mobilité dépendait du bon vouloir de son enfant. Car malheureusement pour lui, bébé semblait apparemment avoir décidé qu’aujourd’hui serait le jour de sa sortie, et selon ce que le jeune baron percevait de lui, l’enfant était bien décidé à mener ce projet à terme quoi que son père ait prévu de faire auparavant, ou qu’il soit en train de se passer au-dehors.
    Cette perception nouvelle - tout comme cette communion toute récente qu’Elizia découvrait entre eux - des pensées de son enfant, l’avait d’abord très surpris. Il savait déjà, pour l’avoir expérimenté sans le vouloir et par deux fois, que le petit être d’à peine six mois le protégeait de ses pouvoirs, lui montrant ainsi qu‘il tenait à son père. Mais il était loin d’imaginer que le lien entre eux puisse dépasser la simple connexion déjà assez particulière qu’ils avaient, et devenir…ce qu’il était en train de devenir. Ce qu’il percevait de lui - ou d’elle, après tout, qu’en savait-il? -, était un amalgame d’émotions instantanées, de petits flashs émotionnels tous relatifs à ce que lui-même ressentait, et d’un sentiment de curiosité face à ce qui l’entourait, à la personnalité de son père et de ses pensées qu’il ne comprenait pas toujours. C’était parfois assez flou, ou alors d'une intelligence carrément aigue. Mais aussi toujours émouvant. C’est dans ces moments-là qu’il arrivait au jeune homme de penser à sa mère, et à ce qu’elle avait dû ressentir alors qu’elle le portait dans son ventre. Lui était-il arrivé d’être émue aux larmes par ses coups de pieds? D’être galvanisée par sa présence en elle, par son poids significatif, et par ses mouvements fluides entre ses côtes? Ou avait-elle toujours était aussi froide, distante et calculatrice à son propos? Avait-elle au moins ressenti quelque amour pour lui à ce stade de son existence? Avait-elle éprouvé de la fierté quant à l’évocation de sa naissance future? Peut-être que non. Après tout, pourquoi cela aurait-il été le cas? Il ne devait pas oublier qu’elle l’avait vendu au monstre qui menaçait aujourd’hui de tous les tuer!
    Tout à sa nostalgie, Elizia ne se rendit pas tout de suite compte qu’il pleurait. Bien sûr, il lui était impossible de lever la main pour essuyer ses larmes, alors il supporta stoïquement les chatouillis qu’elles causèrent en glissant sur ses tempes. Et alors qu’il soupirait, le jeune homme ressentit tout d’un coup une bienveillante vague de chaleur l’envahir, et il en eut de nouveau les larmes aux yeux. Son petit était si attendrissant! Lui qui n’avait pas encore vécu, prenait déjà soin de son père comme un adulte l’aurait fait d’un enfant. Si Elizia ne s’était pas déjà habitué à vivre dans une version du monde où tout tournait à l’envers, il en aurait ri d’hystérie.
    Ne pas pouvoir poser sa main sur son ventre pour le caresser le torturait. Mais au moment où lui vint cette pensée, la douleur qu’il sentit s’épanouir au sommet de son abdomen en cercles concentriques de plus en plus larges, lui retira soudainement toute envie de toucher cette partie de son corps.
    Elizia ne savait pas vraiment ce qui était en train de se passer, mais lorsqu’il sentit son bébé bouger de manière presque cadencée, il fut envahi par une certitude absolue.
    L‘enfant, qu’il soit une fille ou un garçon, avait donné le signal du départ.
    Et comptait bien atteindre la ligne d’arrivée.

    ***

    - Que fais-tu ici?
    Tout juste dressée devant lui, immense et majestueuse, Paélia était la lumière et la sagesse même réunies en un seul corps. Elle irradiait tant de beauté et de grâce que Florent en oublia de respirer, perdu qu’il était dans sa contemplation. Logiquement, il aurait dû la haïr et lui crier des insanités après ce qu’elle leur avait fait. Il aurait dû la maudire avec force et haine, et non pas ressentir autant d’admiration face à elle, alors qu’elle les avait si cruellement abandonnés au moment où ils avaient eu le plus besoin d‘elle. Non, il n’aurait pas dû rester là sans voix, alors qu’il avait tant de choses à lui reprocher, mais c’était plus fort que lui. Elle était magnifique, et quelque part dans son cœur, une petite partie était heureuse et soulagée de se retrouver auprès d’elle, et surtout, surtout, d’être en sécurité dans ce monde inconnu si éloigné de la souffrance de celui créé par le Maître.
    Mais apparemment, si lui était heureux de la retrouver, ce n’était pas réciproque. Car face à son silence, l’atmosphère autour de lui devint polaire, et la voix de l’entité claqua autour de lui comme un fouet.
    - Je te répète ma question. Que fais-tu ici Florent Berscham!
    Troublé plus que de raison, le jeune homme ne sut que dire. Il n’avait, hélas, aucune idée de la façon dont il avait atterrit ici. Tout ce qu’il savait, c’était que ces lieux n’étaient pas le Mondrose, et qu’il ne lui avait fallu que le temps d’un soupir pour s’y retrouver.
    - Je…Je n’en sais rien.
    L’expression de la Gardienne se fit glaciale.
    - Menteur!
    - Je…Non!
    - Menteur!
    - Paélia, je vous jure que je n’en sais rien!
    Le jeune homme avait les mains moites.
    - Je… Je n’ai pas la moindre idée de la façon dont je suis arrivé ici! Tout ce que je peux vous dire, c’est que l’instant d’avant j’errais dans le noir, et que celui d’après, j’étais ici!
    - Silence! Cesse de me mentir, tu n’es qu’un trompeur! Je ne veux plus t’écouter! Personne à part moi et le Très Haut n’est sensé pouvoir accéder à ce lieu sacré. Tu as bafoué toutes les règles de l’univers! N’as-tu pas honte? T’allier avec la pire des engeances pour obtenir les pouvoirs dimensionnels et me poursuivre! Honte à toi! Honte à toi, et à ceux qui soutiennent ton entreprise insultante!
    D’abord estomaqué, Florent resta un long moment muet de stupeur. Puis avec colère, il carra les épaules et s’exclama d’une voix sèche :
    - Pardon, mais je crois avoir mal entendu. J’ai cru que vous m’aviez accusé à tort et sans preuves de m’être allié au monstre qui a détruit non seulement ma vie, mais aussi celles de personnes innocentes et de tous ceux qui me sont chers. J’espère simplement qu’il s’agit d’une erreur de ma part, ou alors que c’est votre langue qui a fourché, parce que dans le cas contraire, vous seriez une idiote de croire qu’Elizia ou moi ayons pu faire une chose pareille.
    Soudainement raide de colère, la Gardienne toisa le jeune humain depuis sa hauteur irréelle et pointa sur lui un doigt immense et accusateur.
    - Des insultes maintenant? Cela ne m'étonne pas venant d'un représentant de ta race! Toi et les tiens n'êtes que des barbares et des menteurs, des pilleurs et des destructeurs, et ce depuis des millénaires! Alors je t'interdis de nier les faits, humain! J'étais là, et je sais ce que j'ai vu, ou plutôt ce que je n'ai pas vu! Je m'attendais à une preuve de loyauté de votre part. J'ai agréé à vos souhait, et j'ai fait montre de patience, une patience inouïe entends-tu? Et qu'ai-je obtenu en retour? Rien. Absolument rien d'autre qu'une humiliation totale, une tristesse indicible, et le goût amer de la trahison. Je reconnais avoir fait l'erreur de vous faire confiance vous les humains! Depuis la Chute, vous n'êtes que des êtres pervertis dont la parole ne vaut rien de moins que celle d'un déchu! Mais dans ma bonté et dans ma volonté de vous aider, d'apporter le Bien dans la Noirceur j'ai oublié tout cela, une erreur que je ne compte pas renouveler! Je ne suis faite ni de miséricorde, ni d'une compassion infinie, alors épargne-moi tes mensonges propres à ta nature félonne et ce regard si faussement franc! Retourne d'où tu viens, cette fange misérable où se trainent tes semblables et ne reviens jamais! Ne comptez plus sur mon aide, ce droit vous l'avez perdu!
    Absolument estomaqué par la réaction plus que haineuse de la Gardienne, Florent resta silencieux un long moment.
    Croyait-elle qu'ils l'avaient abandonnée à son sort? Pensait-elle réellement qu'ils avaient fait exprès de ne pas la contacter ses derniers jours? Son point de vue était compréhensible, mais il devait impérativement redresser les choses et les remettre immédiatement dans leur contexte, sinon le jugement de la Gardienne resterait faussé à jamais, et leur situation à tous irrémédiablement plongée dans cet enfer pour l'éternité.
    - Paélia, Grande Gardienne, s'il vous plait, écoutez-moi. Je sais que vous êtes blessée et en colère et qu'en cet instant vous nous haïssez, et je ne peux cependant pas vous donner tort car les apparences jouent contre nous. Mais je vous supplie de m'écouter et de réfléchir à ce que je vais vous raconter. Malgré votre caractère divin vous ne savez malheureusement pas tout, alors laissez-moi une chance de vous expliquer, et ensuite vous pourrez vous faire une idée plus juste de la situation. Si vous me laissez faire, alors vous comprendrez que je dis la vérité, et vous réviserez votre jugement.
    S'asseyant en tailleur sur le sol tandis qu'il parlait, le jeune homme n'attendit pas la permission de la déesse et commença son récit. D'un ton calme et uni, il relata les derniers faits produits : comment Belzébuth, sa femme et sa mère avaient joint leurs forces aux leurs et comment ils leurs avaient transmis certaines informations vitales, par quel moyen Elie avait su comment obtenir le nom du Maître, son évanouissement inexpliqué juste après sa visite dans la Chambre des Plaisirs, et enfin ce qui s'était ensuite produit lors de l'arrivée inopinée et cataclysmique de l'incube dans la Chambre Bleue.
    L'estomac, les mains, et la gorge noués par l'angoisse, Florent tentait d'incorporer à ses paroles toute la douleur, la peur et la rage que lui inspiraient ces souvenirs. Il lui fallait à tout prix convaincre l'Entité de la véracité de ses propos, car autrement, ils seraient tous perdus.
    - A cet instant Paélia, nous ignorions quoi faire! Tessa ne parvenait pas à pénétrer dans l'esprit d'Elie pour deviner ses pensées par les rêves. C'était comme si quelque chose ou quelqu'un de bien plus fort qu'elle l'empêchait d'y accéder! Nous n'avions alors rien de tangible à vous apporter, absolument rien de ce que nous avions promis et qui nous aurait permis de mettre fin à ce cauchemar! Nous étions dans l'impasse et nous avions peur. Peur de votre réaction, de votre colère. Peur de vous voir vous éloigner de nous et que vous nous retiriez votre aide! Par notre silence nourrit de peur, nous vous avons fait croire que nous vous avions abandonnée, trahie pour d'autres forces plus obscures, et pour cela je vous présente nos excuses à tous, mais réfléchissez : ce monstre nous tue tous à petit feu, nous détruit un par un méthodiquement. Croyez-vous réellement que nous soyons assez fous pour nous rallier à lui? Que nous manquions à ce point d'honneur pour lui céder?
    - L'homme a de tous temps été une créature faible et corruptible, petit humain. Nul ne peut vous faire confiance et ce depuis l'échec dans le jardin d'Eden. Il a alors été prouvé que la peur et la convoitise sont suffisantes pour vous faire vous détourner du droit chemin.
    Soucieux de ménager la susceptibilité de la Déesse, Florent s'inclina de bonne grâce.
    - Certes, mais nous, nous ne sommes pas tous faibles Gardienne, simplement perdus pour la plupart. Ce démon nous a déjà fait bien trop de mal pour que nous nous joignons à lui. Elizia s'est déjà tant battu contre lui! Lui qui a vus ses terres disparaitre sous les cendres, sa mère mourir sous les débris de son héritage, toute son histoire et ses gens s'évanouir dans un écran de fumée meurtrière! Lui qui s'est fait violer encore et encore, blesser, torturer, puis physiquement transformer pour porter un enfant en partie démoniaque! Pourquoi diable serait-il resté aux côtés de ce monstre et de ses machinations diaboliques? Adonis et Tessa ont vécu des siècles de servitude sans jamais recevoir aucun amour! Belzébuth qui croyait être son ami a découvert n'avoir été qu'un vulgaire objet dans les plans de cette immonde créature, et ce depuis des millénaires! Et que dire de moi qui ai été enlevé dans le seul but d'être un moyen de pression sur mon aimé et de lui briser le cœur? J'ai moi aussi été violé et forcé malgré moi à me lier à un Pantin, une créature faite de sang et de magie, un être qui n'existe même pas réellement! Après tout ça croyez-vous réellement que chacun de nous ait pu volontairement abandonner la moindre chance que nous avions de nous en sortir? L'homme est faible et cupide dans sa chair Paélia, mais il peut se montrer fort et courageux par son esprit. Car lorsque les limites de celui-ci sont bafouées et poussées à bout, ne comptez pas sur lui pour soutenir son bourreau, mais soyez certaine qu'il fera tout pour lui faire payer au centuple les sévices qu'il lui a fait subir, allant parfois même jusqu'à danser sur la tombe du trépassé. Alors s'il vous plait Grande Gardienne, ne sous-estimez jamais un homme quel qu'il soit. Nous avons tous droit à l'erreur, et certaines réactions face à une situation donnée pourraient beaucoup vous surprendre. Ne condamnez pas toute une espèce à cause des erreurs de quelques autres qui la composent, ce serait injuste, et totalement contraire à tout ce que vous représentez.
    Le long silence qui ensuivit cette diatribe était porteur d'une émotion étrange, un peu comme s'il retenait son souffle dans l'attente de quelque cataclysme redouté.
    Et conscient de cette tension dans l'air, Florent s'appliqua à calmer son souffle agité, essayant de se faire le plus petit possible, ses yeux pleins d'espoir levés vers le visage fermé de la Gardienne, attendant sa réponse avec anxiété. Les mots qu'elle allait prononcer seraient décisifs pour leur futur à tous, et il ne tenait pas à la contrarier davantage par son attitude qu'il ne venait de la faire avec les mots : soit elle se rangeait à son avis et oubliait sa colère, soit ils étaient perdus, et alors le jeune homme n'aurait plus qu'à prier les Cieux pour le salut de son âme et celles de tous les autres.
    Mais tandis qu'il pensait qu'elle allait tempêter et se mettre une fois de plus en colère, Paélia se détourna et lui répondit d'une voix douce qui le prit par surprise.
    - J'ai pris naissance sur votre terre des millénaires avant votre naissance Berscham. J'étais là bien avant vous, et je le serai encore bien après vous. Je vous ai longuement étudiés, et j'ai vu vos souffrances, votre fragilité. J'ai assisté à vos moments de peine et de joie. J'ai contemplé vos exploits et votre combat pour survivre jour après jour, et face à tant de courage j'ai choisi de prendre place à vos côtés, de prendre part à votre lutte. Il y a des millénaires de cela, j'ai alors juré de vous protéger des forces contraires au Bien, et jusqu'ici je croyais avoir bien œuvré. Mais c'était, comme je le dis, il y a des millénaires. Tes semblables étaient alors des gens simples, qui travaillaient la terre à la sueur de leurs fronts pour obtenir maigrement de quoi vivre, qui dorlotaient leurs idoles d'offrandes sublimes, et qui n'aspiraient qu'à se réveiller le lendemain. Comment aurais-je pu imaginer dès lors que le pire serait possible? Que vos cœurs de traitres pourraient se montrer si inhumains? Que vos corps pouvaient maltraiter plus durement encore le semblable que l'animal? Que la pitié disparaitrait? Que la simplicité s'évanouirait? J'ai pleuré longtemps ma décision petit homme. Et au plus fort de mon regret, j'ai demandé à être assignée à la prison de l'incube, où contrecarrer les puissances occultes me paraissait moins pénible, plus logique, que de supporter de vous voir vous entredéchirer allégrement malgré tout l'amour que le Divin vous portait. Tout valait mieux que de vous côtoyer, mais pour ne pas briser mon serment, j'ai préféré m'exiler, m'éloigner, et oublier.
    Et sur ce qui aurait pu ressembler à un sanglot si elle avait pu pleurer, la Gardienne fit de nouveau face à Florent, fusillant son regard attristé du sien, lumineux et colérique.
    - Mais il a fallu que vous et cet imbécile d'incube me sortiez de mon sommeil! Que vous me forciez de nouveau à contempler l'horreur de vos âmes, de vos cœurs, de votre nature! Qu'en plus de cette seconde torture gratuite vous vous jouiez de moi!
    Face à cette accusation qu'il venait pourtant de prendre soin de rectifier, le jeune homme allait protester. Mais l'Entité interrompit son geste de la main, la voix lasse :
    - Oui je sais. Vous ne l'avez pas fait exprès. Tout cela est bien logique, mais comprends-moi. J'ai vécu de longues années de douleur dont ton cerveau ne peut pas concevoir l'immensité. Revenir sur le passé et l'affronter n'est pas chose aisée pour un être de mon âge, je ne peux faire table rase des choses facilement. Je suis pétrie de justice, et je ne choisis pas les émotions qu'elle m'inspire.
    Toujours assis aux pieds de la divinité, Florent hocha la tête avec compassion. Il lui était impossible d'imaginer tout l'étendue de la trahison qu'elle avait dû ressentir, mais il comprenait. Il comprenait que de grandes espérances puissent s'écrouler sur un mensonge, que de profondes croyances révélées fausses puissent détruire un être, que la confiance bafouée placée en des êtres chers puisse mener à un besoin de fuite, d'oubli. Lui-même, par le passé, n'avait-il pas versé des larmes brûlantes lors des infidélités de son aimé? Ne s'était-il pas également senti trahi? Il ne lui était certes pas possible de concevoir ces sentiments douloureux à la même échelle que la Déesse, mais il comprenait. Ô combien il comprenait! Et cette pensée soudain, lui fit monter les larmes aux yeux.
    - Paélia... Je ne suis qu'un humain, et ce fut peu, mais moi aussi j'ai vécu des choses douloureuses. Alors sachez que je vous comprends.
    L'expression d'abord méfiante de la Gardienne s'adoucit peu à peu lorsqu'elle vit les larmes cristallines rouler sur les joues nacrées du jeune homme.. Diminuant alors sa taille de moitié afin de pouvoir le toucher sans l'écraser, elle se pencha vers lui et recueillit du bout des doigts les minuscules perles d'eau salée qui couraient joyeusement sur sa peau.
    - Voilà que tu pleures. Cela fait bien longtemps que je n'en ai pas vu de ton espèce verser des larmes pour moi. Peut-être as-tu finalement...
    Elle porta les larmes à sa bouche.
    - ...Autant souffert que moi.
    Savourant le goût salé qui s'infiltrait en elle, la Déesse ferma un instant les yeux. Puis elle sourit.
    - Oh oui. Toi aussi tu as souffert. C'est très peu si l'on se réfère à mon expérience, mais tu as eu mal. Suffisamment pour vouloir mourir, t'accorder le dernier geste, mais tu ne l'as pas fait, et pour cela je respecte ton existence.
    S'éloignant de lui afin de reprendre sa taille initiale, quoi que, plus imposante encore, Paélia exhala un long soupir libérateur, puis ouvrit les bras.
    - Je vais vous aider, mais cette action sera ma dernière.
    D'un geste de la main, elle souleva Florent dans les airs, et l'éleva dans les hauteurs jusqu'à ce que leurs visages se fassent face. Eblouit par tant de lumière et de pureté magnifiques, le jeune homme se protégea les yeux de son bras, et alors que la regarder devenait douloureux, elle murmura :
    - Cette nuit, soit nous vaincrons le Mal, soit nous périrons tous sous sa puissance. Alors jure-moi petit humain, jure-moi sur tout ce que tu as de plus cher sur cette Terre que tu as dit la vérité, et qu'aucun de vous à aucun moment n'a envisagé de me trahir.
    Prenant un instant pour essuyer les dernières traces de larmes qui persistaient sur ses joues, Florent répondit alors d'un ton solennel :
    - Je le jure.
    Puis soudainement, ce fut comme si le monde de blancheur relâchait un souffle retenu depuis des heures. La pression autour d'eux disparut comme par enchantement, un petit vent frais venu de nulle part s'éleva au-dessus du jeune homme et lui ébouriffa les cheveux. Un rire fou dans la gorge, il eut l'impression que son cœur même s'allégeait sous ce relâchement atmosphérique, un peu comme si son serment avait retiré un poids qui lui pesait.
    - Tu as donc juré sur ce que tu as de plus cher Florent Berscham. Puisse le Ciel accorder bénédiction à ces mots, car c'est la malédiction pour ceux qui se parjurent. Que tes mots jurés soient la vérité vraie, et que par ce serment la confiance soit renouvelée. Si tes paroles ne sont pas traitresses, je me battrai à vos côtés sans plus faillir et m'emploierai de toutes forces à réparer ce que j'ai aidé à briser. Autrement, toi et les tiens seront maudis pour l'éternité.
    Une grande bourrasque de lumière, de magie et de quelque chose d'autre et d'inconnu se leva soudainement autour du jeune homme et l'enveloppa étroitement. Puis brusquement, tout devint noir.

    ***

    « Florent.... Florent... Florent... REVEILLE-TOI! »
    Ouvrant brutalement les yeux sous cette injonction venue de nulle part, le jeune homme mit un certain temps avant de se resituer.
    Il n'était plus affalé contre un mur, mais y était carrément attaché. Sa posture n'était pas confortable, mais au moins, il put constater que sa blessure à la tête ne saignait plus, le filet de sang qui, un peu plus tôt, s'en échappait ayant séché sur sa nuque et en bas de son dos.
    Aucun lien ne le retenait contre le mur, ainsi supposa-t-il que c'était la magie du Maître qui l'y plaquait. Cet état de fait ne le rassura qu'à moitié, car si jamais l'incube se déconcentrait et oubliait qu'il était la seule chose qui empêchait son pauvre corps mortel de s'écraser au sol, comment Florent ferait-il pour se rattraper à temps sans se briser la nuque?
    Tandis qu'il était en proie à la panique la plus absolue, une voix légère aux accents absents retentit à son oreille, faisant écho à son esprit.
    « Je serai avec toi petit homme. Je ne laisserai rien de mal t'arriver. »
    Se forçant à ravaler sa panique, le jeune homme répondit en pensée :
    « Vous...Vous me le promettez hein? »
    Elle eut un petit rire dans la voix.
    « Oui, c'est promis. Tant que tu feras semblant de ne pas m'entendre, et que tu ne laisseras rien paraitre sur ton visage, tout ira bien. D'ailleurs, je ne voilerai pas tes pensées. Il ne faut pas que l'incube soupçonne mon influence. Qu'il croie donc que vous m'êtes toujours indifférents, j'aurais ainsi l'avantage de la surprise, il ne peut pénétrer dans mon esprit. »
    Puis elle fit une pause avant de reprendre d'un ton moins assuré.
    « J'imagine que tu aurais préféré rester là où nous étions, mais sache que c'est impossible. Si je t'ai renvoyé à ce monde, c'est parce que tu n'avais pas ta place dans celui que nous venons de quitter. Ces lieux purs nous sont réservés, à nous autres les Divinités, et ont été créés pour nous servir de refuge lorsqu'il nous arrive de douter, ou que l'on éprouve le besoin de se ressourcer auprès du Très haut. Ta présence n'aurait jamais dû être permise, mais j'imagine cette décision est venue de Lui. J'ai eu tort de t'accuser. »
    Se retenant in extremis d'acquiescer, Florent ferma les yeux et utilisa la pensée pour répondre.
    « Heureux que vous le reconnaissiez. »
    La voix de la Gardienne se fit un brin moqueuse.
    « S'il t'en faut si peu pour l'être... Quoi qu'il en soit, ici nous attendent des affaires à régler, alors arme-toi de courage. »
    Reconnaissant davantage la Gardienne dans ce ton autoritaire et ces propos pragmatiques, que dans les douces inflexions détendues dont elle avait revêtu sa voix, Florent parvint à se détendre quelque peu.
    « J'ai survolé l'esprit de ton aimé, jeune humain. Il n'est pas mort, simplement en gestation. L'heure de la naissance approche, et cela de plus en plus vite à chaque minute qui s'écoule. »
    Puis d'un ton malheureux, elle reprit :
    « Je ne l'ai confirmé qu'à ton compagnon, mais il est vrai que j'ai omis de vous dire que lors de votre dernière visite dans le Mondrose, j'ai étendu ma protection sur les esprits de chacun d'entre vous afin que l'incube ne puisse lire nos plans dans vos pensées. Une protection que j'avoue vous avoir ensuite retiré lorsque j'ai cru à une trahison de votre part. Seulement, j'étais loin d'imaginer que quelqu'un d'autre que moi vous portait assistance simultanément. Si j'avais un peu plus prêté attention à vos difficultés au lieu de me focaliser sur ma douleur... »
    Sceptique, Florent lui lança l'équivalent psychique d'un regard à la dérobée.
    « Pardonnez-moi Grande Gardienne, mais je ne comprends pas. »
    Elle eut un soupir las.
    « Ce n'est pas mon pouvoir ni celui du démon qui a empêché votre Songeuse de pénétrer les rêves et pensées d'Elizia. Mais celui de l'engeance qui croît dans ses entrailles. J'ai quelque peu étudié sa nature avant qu'il ne se cache de moi, et je peux t'affirmer deux choses avec certitude : la première, que la puissance de cet être est incommensurable, la seconde, que ses pouvoirs sont imprévisibles. Quelles que soient les agressions extérieures, il peut trouver le moyen d'adapter son pouvoir à la menace, et s'arranger pour se protéger lui-même de tout ce qui pourrait faire intrusion à son bien-être comme à celui de son père. Mais malheureusement je ne sais pas encore jusqu'à qu'elles extrémités il peut aller, car jamais encore je n'ai vu pareil prodige. C'est un cas unique dans toute l'histoire de la Création! Il n'est d'ailleurs même plus question de Bien et de Mal mais de la nature même de cette créature, de son essence. Un être tel que lui, capable de reconnaitre instinctivement la constitution d'une magie avant de trouver presque immédiatement le contraire fondamental qui saura le contrecarrer, est tout simplement au-dessus de toute magie fondamentale faisant partie du Cycle qui règle le cours naturel des choses! »
    Puis elle eut un autre soupir, sa voix divine paraissant si affligée de tristesse que le cœur de Florent se serra.
    « Aucun d'entre vous n'aurait pu deviner, et j'ai eu tort de m'obstiner à vouloir faire de vous des coupables. Dans ma volonté de protéger et de restaurer l'ordre du Bien, du naturel, je me suis montrée trop butée pour comprendre, et j'ai failli mettre fin à une vie dont la nature dépasse toute imagination. J'avais oublié que parfois le désordre est nécessaire pour que l'ordre subsiste, et cet enfant à naitre est le plus parfait représentant de cette contradiction. Dans ma peur de recréer mes premières erreurs, j'ai manqué de ne pas être juste, et j'implore ton pardon pour cela. Votre pardon à tous. »
    Gardant le silence pendant longtemps, tant sa gorge était nouée par l'émotion, Florent se força à déglutit. Si on lui avait dit qu'un jour, Paélia la Grande Gardienne du Mondrose si fière, si hautaine et menaçante dans sa vérité serait allée jusqu'à le supplier de lui pardonner ses erreurs, il n'en aurait pas cru un mot! Et pourtant, elle était là, l'air terriblement attristé, attendant de lui qu'il veuille bien lui faire grâce.
    Ce qu'il fit avec un doux sourire.
    « Évidemment que je vous pardonne. Je vous pardonne en notre nom à tous. »
    Puis voulant faire un trait d'humour il ajouta :
    « Et si vous considériez désormais ces mauvais souvenirs comme un avertissement qui vous rappelleraient à l'ordre s'il vous prenait un jour l'envie de nous abandonner de nouveau? »
    Une douce caresse mentale ressemblant à celle du vent lui effleura la joue tandis que la présence de la Gardienne s'estompait.
    « Merci petit homme. »
    Les yeux toujours fermés, Florent sentit que la Déesse se retirait progressivement, le laissant seul. Alors il s’écria :
    « Attendez! Maintenant s'il vous plait aidez-nous! Sortez-nous de là! »
    Mais tandis que s'éteignait son cri dans les lointaines contrées de sa conscience, un murmure délicat lui parvint et le rassura.
    « Je ne suis pas loin petit homme. Rappelle-toi, je t'ai promis de ne rien laisser de mal t'arriver... »
    Demeurant seul sur ces dernières paroles dont la légèreté égalait celle d'une brise printanière, Florent rouvrit les yeux, et à demi rassuré sur son sort, jeta un coup d'œil circulaire sur la pièce... qui manqua de le faire succomber à un haut-le-cœur.
    Ses yeux avaient beau voir la scène qui se déroulait en-dessous de lui, son cerveau ne parvenait pas à analyser l'information. Estomaqué, Florent ne sut que faire de l'avalanche de questions qui se déversa pêle-mêle dans son esprit alors même qu'il essayait de comprendre ce qu'il voyait.
    Comment la situation avait-elle pu dégénérer autant en laps de temps si court? Etait-il resté évanoui plus longtemps qu'il ne l'imaginait? Ou alors avait-il conversé plus longuement avec Paélia que le pensait? Si oui, comment avait-il pu le faire sans ne rien voir? Sans rien entendre? Autant d'horreurs... C'était impensable!
    Il se souvenait qu'un certain chaos régnait déjà dans la Chambre lorsqu'il était tombé dans les vapes. Les démons royaux étaient alors blessés, et les Pantins, comme lui-même avaient été cloués contre ce mur. Terrifiés et perdus, la situation à cet instant leur avait paru à tous plus inextricable encore qu'ils ne l'avaient imaginée, mais alors la moitié d'entre eux était en vie! Pas allongée parterre et baignant dans son sang comme elle était morte!
    Retenant difficilement un grognement de colère, Florent serra les poings sous la frustration que lui inspirait cette vision d'horreur.
    Eparpillés aux quatre coins de la pièce tels des feuilles mortes balayées par le vent, les corps méconnaissables de Tessa, Adonis, Belzébuth, Lilith et Alouqua gisaient, presque inertes, sur le sol autrefois d'un bleu si pur mais à présent taché de sang. Leurs râles et gémissements de douleur étaient un véritable crève-cœur. Leurs pauvres corps brisés avaient été affreusement mutilés, la fourrure et les écailles avaient été arrachées, les cornes, ainsi que les tentacules et les ailes, avaient été tranchés, la peau avait été cruellement écorchée, et les rares membres encore présents - dont les plaies suppurantes étaient si profondes qu'on apercevait saillir les os blancs et brillants sous la chair - étaient sanguinolents et suintaient autant de sang que d'autres fluides corporels non identifiables. D'autres horreurs s'étalèrent encore et encore sous le regard horrifié du jeune homme, étoffant petit à petit la liste macabre qui s'allongeait malgré lui, au fur et à mesure qu'il prenait conscience de l'ampleur des dégâts. De petits cris et gémissements de douleurs, aussi bien masculins que féminins, s'échappaient par moment des victimes prostrées qui tentaient vainement de se protéger des coups vicieux que le Maître continuait de leur dispenser avec une générosité sadique, s'acharnant encore et toujours sur eux à grands coup de pieds, de griffes, d'injures et de jets de pouvoir brûlants. Sous cet immonde spectacle, Florent réalisa, le cœur serré de honte et de tristesse, que s'il avait été plus courageux, il aurait affronté ces visions de cauchemar avec toute la dignité que méritaient ses compagnons à l'agonie. Mais lorsqu'à la périphérie de son regard, Florent crut apercevoir un membre arraché - était-ce un tentacule ou bras humanoïde? Cela il n'aurait su le dire - qui bougeait encore loin de son corps, il détourna violemment la tête, luttant comme un dément pour ne pas vomir. Car même s'il ne pouvait rien faire ni aider personne perché en hauteur comme il l'était, il tenait au moins à conserver un semblant de décence et de bravoure. Un peu plus tôt, la puissance du Ciel, en appelant son esprit à converser avec la Gardienne, lui avait permis d'échapper brièvement à l'attention morbide de l'incube ainsi qu'à la punition sanglante dont souffraient affreusement ses compagnons. Avec honte, le jeune homme réalisa qu'il avait été sauvé une fois de plus au détriment de ceux qui l'entouraient, de ceux qui actuellement souffraient à sa place, là en bas tandis que lui restait intouché et encore intacte dans les hauteurs. Ne valaient-ils pas ce ridicule sacrifice au centuple?
    Il lui était d'avis qu'aucune réponse n'était nécessaire tant elle était évidente, et il s'obligea donc à respirer à grandes goulées pour s'éclaircir l'esprit.
    Son entreprise fonctionna si bien qu'au bout d'un moment, il put de nouveau réfléchir et reprendre une respiration normale.
    - Pitié Paélia, je...
    Mais à peine venait-il de reprendre le contrôle de son corps, qu'une odeur atroce - mélange de sang vicié et de chair calcinée -, parvint à ses narines et eut finalement raison de sa résistance, le replongeant immédiatement dans l'état pitoyable qu'il venait tout juste de quitter.
    - Oh non...
    Puis dans un sanglot malheureux où il supplia en silence ses amis de le pardonner, Florent ferma les yeux et céda aux élans de son estomac agité.

    Lorsqu'il ouvrit les yeux un peu plus tard, ses joues rougies brûlaient d'une honte si profonde qu'il ne put en prendre la pleine mesure, sa lèvre inférieure souillée de vomissures pendait lamentablement au-dessus de son menton tremblant, et des hoquets impitoyables lui mordaient le ventre comme si un rongeur y avait élu domicile sans qu'il ne s'en aperçoive. Les regards de ses compagnons torturés, qu'il sentait plus qu'il ne voyait, levés vers lui, le fixaient surement avec dégoût, il en était certain. Car pourquoi en aurait-il été autrement?
    Ils étaient tous si mal en point qu'ils s'attendaient à mourir à tout moment, alors qu'un humain vomisse sur leur misère... En quoi était-ce important? Florent avait été incapable de se tenir à un petit geste de bravoure. Finalement, il n'était qu'un faible. Il n'était qu'un couard.
    Ses réflexions moroses, furent interrompues par quelque chose de bien plus macabre encore. Quelque chose qui pourtant avait une voix merveilleuse.
    Et dotée d'inflexions atrocement venimeuses.
    - Tiens, tiens, tiens... Mais ne serait-ce pas là notre petit blondinet humain?
    Redressant péniblement la tête sous les haut-le-cœur qui agitaient l'ensemble de son corps, Florent regarda le Maître s'approcher à grands pas et retint un frisson. Celui-ci venait sans doute de décider que se déguiser et cacher sa nature profonde sous de beaux vêtements et un comportement d'aristocrate guindé n'était plus d'actualité. Tout ce que l'on distinguait à présent était sa nature profonde, le résultat de plusieurs milliers d'années de mauvaises pensées ruminées et de complots. Celle d'un démon totalement et irrémédiablement assoiffé de pouvoir, de vengeance...
    Et de sang.
    - Tss, tss, tss. Regardez-moi ça. Si ce n'est pas pathétique? Te voilà à présent cloué sur ce mur comme un papillon épinglé et prêt à être étudié. N'est-ce donc pas charmant! Je t'ai presque oublié, mais je te présente mes excuses pour ce manque d'attention. Laisse-moi simplement encore réfléchir au moyen que je vais utiliser pour te tuer, et ensuite nous pourrons passer aux choses sérieuses. Je me souviens t'avoir promis une fin sublime, je ne l'oublie pas.
    Fusillant du regard l'être infâme qui préparait sa mort avec autant de tranquillité que s'il prenait le thé, Florent remarqua subitement deux choses. La première, qu'il était recouvert de sang. Littéralement. Et de la tête aux pieds. La seconde, qu'outre le sang qui lui peignait la peau, pendaient aussi sur son corps des lambeaux de chair et d'organes. Trophées manifestes de l'état de ses victimes agonisantes, qui le fit voir rouge, et lui donna des envies de meurtres.
    Des pensées qui firent visiblement plaisir à l'incube.
    - Oh! Que de mauvaises pensées! Te voilà donc fou de rage. Désires-tu me tuer? Bien sûr que oui! Cela dit, je suis enchanté de constater que mes nouvelles parures te plaisent. Admire-les tant que tu le peux encore, ce privilège ne durera que le temps que je trouve un châtiment à ta mesure.
    Lui envoyant ses regards et ses pensées les plus mortelles, le jeune homme s'obligea à affronter son ennemi en face, refoulant sa peur aussi loin qu'il le put. Mais ce qu'il vit fût loin de l'enchanter, bien au contraire.
    Son sourire rougis de sang et carnassier rempli à craquer de dents pointues et aiguisées révélait tout de sa nature démoniaque, ses yeux reptiliens brillaient du plaisir immense qu'il retirait à massacrer, et sa langue bifide dardait furieusement entre des mâchoires d'une dimension si improbable qu'il aurait été impossible de les faire tenir dans un visage humain ordinaire. Des griffes immenses et noires prolongeaient chacun des ongles de ses mains recourbées comme des serres, rendant toute sa posture plus animale et menaçante que jamais. Il habitait toujours le corps du père d'Elizia, mais il était à présent déformé, horriblement bossu par endroits, presque déchiré à d'autres. L'habitacle de chair n'avait presque plus rien d'humain, et semblait se trouver à mi-chemin entre la bête du Gévaudan et le Cibber à trois têtes. La vue était horrifiante.
    A cette pensée, le jeune homme détourna vivement son regard de l'incube pour le poser, affolé, sur le lit où reposait son aimé. Absorbé par les malheurs qui avaient été infligés à ses compagnons de lutte, Florent en avait complètement oublié le sort d'Elie, et s'il l'avait pu, le jeune homme se serait donné des coups. Le cœur à tout rompre, et priant tous les saints qu'il ne lui soit rien arrivé, le petit blond parcouru avec avidité les lignes courbes du corps adoré, vérifiant rapidement que la peau de son torse dénudé était aussi halée que d'habitude, s'assurant rapidement qu'aucune égratignure n'en n'altérait la perfection. Un tel oubli était impardonnable, même pour une personne dans sa situation, et il ne put qu'exhaler un soupir tremblant de soulagement lorsqu'il réalisa que son amour et leur enfant allaient bien. Rien de notable ne semblait lui avoir été infligé, mais la tâche sombre et arachnéenne s'étendait toujours autant sur son abdomen gonflé. Un fait dont il ne savait pas s'il devait s'en réjouir ou s'en inquiéter. Cependant, Elizia allait bien et c'était la seule idée qui lui procurait un peu de bonheur.
    Un bonheur qui s'éteignit bien vite lorsque le Maître leva vers lui une main griffue et poisseuse pour lui pincer la joue jusqu'au sang.
    - Ainsi penses-tu que cet enfant qui s'éveille à la vie est le tiens?
    Sa voix visqueuse de sarcasmes était mauvaise et pleine d'accents malveillants.
    - Laisse-moi alors te préciser quelques détails. C'est moi qui l'ai baisé, humain. C'est par ma magie et ma semence que son ventre est devenu fertile et favorable à la conception de mon héritier! Alors que je ne te reprenne plus à imaginer de telles saletés! Me suis-je bien fais comprendre?
    Florent aurait aisément pu baisser la tête et plier. Mais il en avait plus qu'assez que ce démon lui dicte sa loi.
    Alors avec une expression de défi, le simple humain qu'il était se représenta délibérément un futur éclatant de bonheur où Elizia, son fils et lui-même partageaient la douceur d'une vie où l'incube n'existait pas, où l'amour était la seule valeur, et où le Mal n'avait pas de prise. A l'expression haineuse qui se peignit sur les traits du Maître lorsque celui-ci lut ses pensées, Florent sut qu'il avait atteint son but. Mais il le paya d'une gifle retentissante qu'il déchira sa joue.
    - Vas-y! Joue donc avec moi! Mais sache que tes pensées romanesques ne te mèneront nulle part! Aucun de vous ne repartira jamais vivant d'ici. Je tiens la moindre parcelle de vos vies misérables entre mes doigts, alors n'espère pas que qui que ce soit ait la vie sauve! Vous mourrez tous! Y compris notre adorable petit Elizia qui mérite la mort lui aussi pour s'être lié à vous afin de causer ma perte. D'autant que sa mort me sera bien plus utile que la vôtre, car il sait des choses qu'il devrait ignorer. Dommage que je ne puisse l'égorger avant qu'il ne donne naissance à mon fils! Mais je suis très patient, et je saurai attendre le bon moment.
    Puis il eut un sourire de chat.
    - Mais en attendant que cet heureux événement daigne se produire, je vais faire joujoux avec ton petit corps si tentant. Je viens d'avoir une idée lumineuse, alors tiens-toi tranquille, que je puisse l'expérimenter!
    Pressentant comme un sixième sens, brutalement et dans sa chair, toutes les horreurs innombrables qui pourraient inévitablement lui arriver si jamais le Maître posait la main sur lui - dans son esprit dansaient d'affreuses images de l'incube en train de le dévorer vivant -, Florent se débattit furieusement pour sa survie, se recroquevilla le plus possible contre le mur, cherchant par tous les moyens à s'échapper de la poigne qui se tendait inexorablement vers ses cheveux dorés. Il ne voulait pas mourir maintenant! Pas alors qu'ils étaient si près du but! Que la Gardienne était de nouveau encline à les aider!
    Plus amusé par la rébellion du jeune homme que par le désordre affolé de ses pensées, l'incube s'esclaffa.
    - Allons, voyons! Jouer le couard n'amoindrira pas mon plaisir à te défigurer! Je vais te redécorer avec soin, et ce jusqu'à ce qu'il devienne impossible pour qui que ce soit de te reconnaitre, mon cher petit Elie compris!
    Et alors que Florent sentait des extrémités griffues effleurer le sommet de sa tête, il fit la seule et unique chose dont il était capable en cet instant : il ferma étroitement les paupières et pria la Gardienne de toutes ses forces.
    « Paélia vous aviez promis! Vous aviez promis que rien ne... »
    Il s'interrompit alors pour se protéger les yeux de la clarté qui venait d'apparaitre, et qui lui blessait les yeux.

    ***

    Une lumière éblouissante émergea de nulle part, éclairant de ses rayons blancs si purs chaque recoin de la Chambre Bleue jusqu'à la rendre méconnaissable. Une voix puissante, musicale et lourde de menaces résonna alors dans toute la pièce, faisant vibrer les fenêtres et se figer le Maître de stupeur:
    - ECARTE-TOI DE CE GARCON INCUBE! IL EST SOUS MA PROTECTION ET TU AS INTERDICTION DE LE TOUCHER! CREATURE DES BAS FONDS ET DES TÉNÈBRES, JE T'APPELLE ET TE SOMME D'ARRÊTER TES ACTES ABOMINABLES! JE T'ORDONNE DE RATTACHER TES PIEDS A TES CHAINES, ET DE RETOURNER A TON ÉTAT D'EXIL!
    Paélia, Grande Gardienne du Mondrose et Divinité Suprême du Chant des Roses était plus majestueuse que jamais nimbée dans une telle profusion de clarté. Drapée dans ses voiles de blancheur et de lumières, de pureté et de soie divine, jamais plus belle vision n'avait été contemplée par l'esprit humain, et pourtant, elle fit rire l'incube. Aussi hilare que si on venait de lui raconter la blague du siècle, il rit à s'en plier en deux, il rit de manière éhontée, insolente, et malsaine jusqu'à en donner des frissons, des frissons qui tels des vers sous la peau, leur rampaient à tous sur le corps et les rendaient affreusement mal à l'aise.
    Il rit encore durant deux bonnes minutes, puis il s'arrêta aussi brusquement qu'il avait commencé, laissant la place à un silence pesant, horriblement lourd et menaçant. Faisant face à l'étoile de lumière que formaient la Gardienne et son pouvoir, celui qui se faisait appeler Idalgo devant les humains depuis plus de décennies qu'il leur était possible d'en compter, montra soudainement toute sa laideur, sa haine et sa puissance absolument maléfique dans un déchainement cataclysmique qui fit éclater toutes les fenêtres et miroirs de la pièce. Le rictus qu'il esquissa alors qu'il alimentait toujours plus cette avalanche de pouvoir dénuda ses crocs aiguisés et la langue bifide qui dardait furieusement entre eux. Le corps humain qu'il habitait se craquelait et ne tenait plus que par quelques tendons et de minces lambeaux de chair, mais le démon n'en avait cure.
    - Regarde-moi Gardienne, regarde-moi bien. Depuis des millénaires que tu m'enchaines à ce bout de terre ridicule que tu appelles une prison, réalise que tu ne peux me vaincre! J'ai à présent bien plus de pouvoir que n'en posséderont jamais toi-même et tes semblables, et je réclame vengeance! Par ma rage et mon sang, je réclame ta vie pour satisfaire la haine que désire si ardemment ma vindicte! Soumets-toi à moi, et prête-moi allégeance i tu veux la vie! Ouvre-moi les portes de cette prison où tu me retiens depuis des millénaires si tune désires mourir! Ou alors tu succomberas sous le feu noir de ma main, et je me repaitrai de ton âme de lumière!
    - SOUS-ENTENDS-TU QUE JE VAIS PLIER A TON BON VOULOIR?
    Le démon eut un véritable sourire cette fois, mais également véritablement mauvais.
    - Je ne sous-entends rien, j'affirme.
    L'expression de la Gardienne se fit impitoyable.
    - LE BIEN JAMAIS NE PLIE DEVANT LE MAL! LA LUMIERE JAMAIS NE FAIBLI FACE A L'OBSCURITE! PAR LE SERMENT QUE J'AI JURE, JE TE DECLARE LA GUERRE POUR QUE PERISSE TA MALVEILLANCE!
    Souriant alors tout à fait, l'incube effectua une élégante courbette pétrie de moquerie.
    - Alors qu'il en soit ainsi.
    Et d'un geste, le démon de luxure fit trembler la terre et le ciel, provoquant un effroyable cataclysme qui secoua le domaine bien des kilomètres en souterrain.
    Puis soudain, ce fut l'Apocalypse.


    8 commentaires
  • Partie 2.

    D'abord doucement secoués par un mouvement venu du sol, aucun d’eux ne compris tout de suite qu'il s'agissait d'un tremblement de terre. Mais bientôt les secousses se muèrent en d'effrayants déplacements de terrain qui libérèrent la voie à des pics rocheux d'une hauteur et d'une puissance destructrice phénoménales. D'une croissance constante, ils jaillirent brusquement hors du sol et séparèrent la pièce en maints et maints parties, projetant des éclats de bois, de pierre et de terre en tous sens, renversant meubles et êtres vivants, creusant de multiples failles qui sous leur expansion écrasante, se firent plus profondes encore jusqu'à en devenir des cratères, puis des crevasses, et enfin de minuscules volcans déjà fumants. Et comme les stalagmites de pierre déchiquetée poursuivaient leur incessante progression vers le ciel, le plafond lui-même ne fut plus suffisant pour leur faire barrage, et le plâtre et la brique qui le constituaient furent rapidement transpercés par leurs sommets acérés. Ainsi fragilisée, la voûte fini par se déliter par plaques de matière entières, provoquant au fur et à mesure de sa destruction une averse poussiéreuse de débris lourds, pointus et mortels.
    Sous cette menace meurtrière qui mettait en danger la vie de ses protégés déjà gravement blessés, Paélia, qui ne souffrait aucunement sous ce déluge de par son corps immatériel pétri d'air et de lumière, agit plus rapidement qu’un battement de cil pour tous les mettre à l’abri sous son pouvoir -auquel elle donna la forme d’une boule brillante et compacte qu’elle effila ensuite pour créer autour de chacun d'eux un cercle de lumière protecteur et solide, capable de résister aux impacts, et d'agir comme un baume réparateur sur leurs blessures dégoulinantes de sang -, avant que les reliefs d'enduit blanchâtre ne s’abattent sur eux en pluie continue.
    Lorsqu'elle quitta du regard les corps qu'elle protégeait, elle croisa celui, si glacial du Maître et eut le déplaisir d'y lire la plus grande manifestation de malfaisance qu'elle n'ait jamais vu.
    Et manifestement, son expression dégoûtée dû l'amuser, car en posant les yeux sur elle, l'incube eut un rictus.
    - C'est ça Paélia! Protège-les! Protège donc tous ces agneaux de moi, de mon pouvoir, et de ma colère, mais sache que c'est inutile! Quoi que tu fasses, vous irez tous à l'abattoir! Et je serai celui qui vous y enverra!
    Puis écartant les bras d'un geste théâtral, il éclata d'un rire démentiel avant de psalmodier son ordre d'une voie gutturale :
    - Par l'Eau, le Vent, le Feu, et la Terre! Que les Eléments du Tout me répondent et m'obéissent! Venez à moi mes frères et ployez devant moi! Détruisez tout jusqu'à complet anéantissement! Venez à moi et obéissez! Car je suis votre maître et je vous l'ordonne! OBEISSEZ!
    Sur cette dernière injonction, les nuages au dehors qui obscurcissaient les cieux depuis des jours au-dessus du Mondrose et plus loin encore, s'animèrent, semblant tout d'un coup être dotés d'une vie propre, et se déchainèrent sous les pouvoirs décuplés du Maître. Emplis d'éclairs violents, orageux et cruels, ils s'amoncelèrent activement sur les toits du Château en un épais plafond bas, lourd d'électricité, d’une pluie non pas faite d‘eau mais de braises à la chaleur de fournaise mêlées d’un feu destructeur - qui embrasait tout ce qu'il touchait, empuantissait l'air d'une fumée âcre et étouffante, répandait partout la cendre et la chair calcinée -, et d'une noirceur d'ébène oppressante, menaçante et porteuse d'angoisses.
    Sous ce brusque changement climatique se mit à gronder le tonnerre qui zébra le ciel de sa présence blanche et bleue, et sur la terre desséchée s'abattit la foudre meurtrière. Des fissures se formèrent dans la poussière sous leurs coups brûlants, scindant les espaces calcinés en deux, donnant naissance à des crevasses bouillonnantes de lave de plusieurs kilomètres de profondeur, et à des cavités immensément grandes et fumantes. Le vent quant à lui, se leva dans un tourbillon d'une incroyable violence et fondit sur la mer et les terres tel un rapace affamé. Mêlant son essence volubile aux leurs, intenses et compactes, il créa avec la mer des trombes d'eau à l'aspect inaltérable qui s’élevèrent au-dessus des falaises en balayant tout sur leur passage, et avec les sédiments, provoqua d'effroyables tempêtes de poussières irritantes chargées d'une redoutable caillasse faite de minuscules gravillons acérés.
    Elevée de force par les pouvoirs décuplés de l'incube, cette formidable puissance de la nature, aussi grandiose qu'elle était laide, aussi merveilleuse qu'elle était terrible, déferla en masse et se déchaina au dehors comme un fauve relâché en pleine nature après une trop longue captivité. Effrayante et indomptée, enflammée et frondeuse, elle se défoula sur les terres arides et calcinées, sur les murs fragilisés du Château qui s'effondraient et brûlaient par pans entiers, et sur ses toits déjà défoncés par les pics de roche brute qui les écartelaient depuis les tréfonds du Néant.
    Ce déferlement spectaculaire et somptueux qui fondait sur eux leur donna à tous des sueurs froides. Toujours allongés par terre dans les cercles de lumière réconfortante qui les protégeait, Florent et ses compagnons en souffrance avaient tous le même regard - hanté, impuissant, et terrifié -, et tous le gardaient braqué sur Paélia. Sans l'avouer à haute voix, chacun d'entre eux aspirait fébrilement à ce qu'elle agisse et mette un terme à cette effarante explosion naturelle qui menaçait de les tuer tous. Car après tout, ne leur était-elle pas revenue afin de les protéger? de les sauver?
    Ce fût hélas une question qui resta sans réponse, car à ce même l'instant, une grande clameur s'éleva de nulle part et fondit sur eux, envahissant la pièce et les cœurs d'un voile d'angoisse aussi perçant et douloureux qu’une épine, annonçant ainsi l'éveil des Appelés - des êtres bien plus redoutables, terrifiants et maléfiques qu'il n'était possible d'imaginer -, qui reprenaient vie dans deux endroits bien précis et redoutés du Château.
    La salle de banquet et le hall aux huit portes.
    De telles sensations leur furent à tous bientôt insupportables, et tandis que l'incube riait de leur lamentable état de faiblesse à gorge déployée sous le regard haineux d'une Paélia désespérément immobile, ils réalisèrent, totalement paniqués, que l'ouragan qui s'ébattait au dehors ne représentait pas le danger qu'ils devait craindre le plus, mais seulement les prémices de quelque chose d'autre, qui s'annonçait être bien pire encore que tout ce qu'ils avaient pu voir jusqu'ici.
    Et alors que chacun tentait de ne pas penser à ce qui risquait de se produire de plus horrible, un déchainement de cris libérateurs, de rires démoniaques et de hurlements, déferla dans le silence déjà troublé par les fracas des éléments extérieurs, les réduisant tous à l'état de corps tremblants et frissonnants de terreur.

    ***

    Désormais libérés des Charmes d'Enfermement et d'Assoupissement Eternel qui leurs avaient été jetés par des forces bénéfiques des millénaires plus tôt, et qui les destinait tous à un sommeil éternel, les Entia Tenebris renaquirent dans le tumulte et l'agitation.
    Ankylosés d'avoir sommeillé si longtemps entassés dans diverses positions toutes plus recroquevillées les unes que les autres, Occultes - chauves-souris à moitié gorgones - et Harpies, Furies et Succubes, Lamies et Vampires, prirent d'abord le temps, malgré leur allégresse, de déplier leurs ailes, membres, excroissances, et autres extrémités articulées, avec précaution avant de se redresser, vacillants, dans la prison de pierres froides et humides dans laquelle ils avaient passé une grande partie de leur existence. Mais une fois qu'ils furent plus assurés dans leurs mouvements, les murmures et les éclats de rire se multiplièrent, s'élançant tous en même temps dans les airs, s'amoncelant en échos de plus en plus sonores contre les parois rocheuses.
    « Qui donc nous a libérés? »
    « A qui devons-nous allégeance? »
    « Notre bienfaiteur doit être très puissssssant! Par sssssson pouvoir, il put lever la malédiction! »
    « Je veux sortir! Je veux sortir! »
    « Où est donc la sortie? N'y a-t-il donc pas de sortie? Nous aurait-on réveillés pour ne pas nous libérer? »
    « Quoi? Tu crois que ce serait une nouvelle torture? »
    « Qui sait? Après tout, n’y a-t-il pas pire torture pour un prisonnier que d’être éveillé d’un rêve où il possède la liberté pour se retrouver face à une promesse de liberté qu’il ne peut finalement pas atteindre? »
    « Où est la sortiiiiiiiiiiiiiiie! »
    Le rythme des conversations et des exclamations enflait et allait bon train, prenant de l'ampleur au fur et à mesure que les démons s'éveillaient et s'excitaient, lorsqu‘un « chut » impérieux d'un de leurs congénères retentit et les interrompit tout à fait.
    « N'entendez-vous pas donc pas cela? »
    A cette question, tous étudièrent le silence et perçurent ce que l'un d'eux avait entendu :
    « Mes frères... Mes sœurs... Mes semblables... Venez à moi... Venez, et je vous récompenserai... »
    Grisés par le pouvoir de la voix susurrante et par la puissance de l'appel, tous voulurent lui obéir, mais un seul lui répondit :
    « Oui, mais comment faire pour sortir d'ici? »
    « Creusez la terre meuble au-dessus de vous... Percez le bois... Brisez les dalles... Et vous serez libres... »
    Les visages plongés dans l'obscurité s'éclairèrent de sourires mauvais, crochus, dentus, et sur la simple poussée de leurs pattes, jambes, ailes et queues visqueuses, les êtres des ténèbres prirent d'assaut le dôme qui les surplombait et commencèrent à le creuser furieusement, obéissant avec une dévotion aveugle à leur nouveau maître.

    Et tandis qu'une flopée de démons, assoiffée de liberté et de chair savoureuse, creusait le sol de la salle de banquet où dînait tristement plus d'une cinquantaine d'élèves, et qu'à l'insu de ces faibles humains, ce qui avait revêtu l'apparence de professeurs et de domestiques durant presque une année, reprenait sa forme corvidé initiale, six ombres traversèrent brièvement le hall sans faire aucun bruit. S'extirpant gracieusement de derrière six des huit portes qui ne menaient ni aux chambres, ni aux salles de classes, les silhouettes mouvantes se mêlèrent rapidement à l'obscurité du Néant qui leur tendait les bras, impatientes de répondre à l'appel qui les attirait irrésistiblement vers leur frère, leur autre moitié.
    « Venez à moi » leur disait-il.
    Et c'est ce qu'elles firent.

    ***

    La scène qui se déroula alors dans la salle de banquet fut un véritable carnage.
    Car comme il est aisé de l'imaginer, les démons nouvellement réveillés et affamés de vie comme de liberté après avoir stagné durant plus d'un millénaire dans un profond sommeil mêlé de poussière et d'oubli, ne mirent pas longtemps à venir à bout de la plateforme qui les maintenait prisonniers, et à envahir la salle à manger comme le reste du Château de leur immonde présence.
    Dès lors, exposés et pris par surprise, les jeunes élèves paniquèrent, hurlèrent de terreur et d’incompréhension, s’éparpillèrent dans tous les coins en cherchant à fuir, révélant par là même, une vulnérabilité affolante qui eut tôt fait d’exciter les instincts chasseur des Entia Tenebris, qui sans hésiter une seule seconde, fondirent sur eux d'un seul bloc.
    La chasse à l’humain ainsi ouverte, les démons se ruèrent dans les couloirs en fracassant les sols et les murs, traversant les étages, déchiquetant et dévorant les élèves qui se trouvaient sur leur chemin, rependant le sang et l'horreur autour d'eux dans une avalanche de rires gutturaux et sordides. Des Chiens des Enfers ainsi que des milliers d'autres créatures innombrables et bannies depuis des siècles par d'anciennes puissances oubliées, furent libérées des profondeurs du Néant et se joignirent à cette cohorte hurlante, ajoutant à leurs chants macabres, leurs aboiements affolés, leurs grognements sourds et leurs cris et crissements stridents.

    La terreur et la mort qu'ils semèrent parmi les humains faibles et sans défenses furent apocalyptiques, et plus de la moitié d'entre eux péri sous les griffes, les coups de dents ou de crocs, avant de disparaitre, engloutie, au fond d'un estomac vide depuis bien trop longtemps.
    Quelques survivants réussirent cependant à fuir la grande salle, blessés pour la plupart, épouvantés pour la totalité, courant à toutes jambes dans les interminables couloirs, avalant les marches quatre par quatre, se dissimulant fébrilement dans des recoins minuscules, surélevés, et dénués de lumière afin de sauver leurs vies, s'obligeant douloureusement à reprendre leur souffle sans faire de bruit malgré les points de côté et les crampes qui leur meurtrissaient les membres, s’interdisant de laisser échapper le moindre sanglot par peur d’être entendus puis dévorés, laissant glisser sur leurs joues des larmes d’un désespoir plus poignant encore que la peur.
    Priant les cieux pour qu’enfin, enfin, quelqu’un vienne les sauver.

    ***

    Et tandis qu’à l’intérieur se produisait la plus horrible des bacchanales sacrificielles, la nature au-dehors continuait son travail de destruction.
    De nombreux murs s'effondraient par pans entiers et simultanément au sol comme dans la mer déchainée. Les toits des tours, déjà bien fragilisés par le gravier charrié par le vent de la puissante tempête qui sévissait au dehors, s'effritaient considérablement sous d’énièmes sessions de tremblements de terre plus violentes les unes que les autres. De l'eau et de la cendre s'infiltraient activement par les immenses failles qui lézardaient les murs, formant presque des cascades dans les escaliers et des ruisseaux boueux entre les étages, menaçant de transformer le tout en un répugnant marécage. Attaquées par la pluie de feu et de braises qui harcelait l'immense bâtisse désormais en ruines, des chambres brûlaient allègrement, leurs meubles magnifiques ayant pris feu, ainsi que certains de leurs propriétaires que des lits enflammés avaient pris au piège durant leur sommeil.
    Les hurlements de douleur des malheureux et les grincements monstrueux du monument en ruines, parvenaient à Florent et ses compagnons d’infortune malgré la distance dans les étages, et c’est recroquevillés sur eux-mêmes de douleur pour les uns, de stupéfaction mêlée de terreur pour les autres face à de telles horreurs, qu’ils tentaient vainement d’endiguer l’étouffant sentiment d’angoisse qui les étreignait tous depuis que les rires malfaisant leur étaient parvenus. Le souffle court et l’estomac noué, tous avaient des difficultés tant pour respirer que pour réfléchir. Et alors qu’ils luttaient contre l’invisible, qu’ils pensaient en avoir vu plus qu'il ne leur était possible d’en voir, une sorte de dépression fit onduler l'espace, et donna naissance à une multitude d'ombres qui surgit du plafond dans un concert crissant de caquètements macabres.
    Enfin libérés de la prison où ils sommeillaient depuis plus d'une centaine de millénaires, les Entia Tenebris s'extrayèrent de l'obscurité pour bondir et s'étendirent dans toute la pièce, bondissant dans tous les coins de la Chambre Bleue telle une armada de créatures immondes tout droit venues des pires cauchemars de l'humanité, étouffant le moindre espace de leur présence putride, cernant tous les résidents opposés à l'incube, transformant les lieux autrefois si paisibles en un piège redoutable.
    Faisant cercle autour du Maître, les esprits des ténèbres se tinrent courbés, soumis à l’autorité de celui qui leur avait rendus la liberté, vénérant chacun de ses pas, et lui jurant dans un chœur étrange et lugubre, loyauté sans faille et fidélité éternelle.
    - Ainsi tu es notre maître. Tu es celui qui nous a libérés, qui nous a arraché à l’obscurité. Tu as veillé à notre nourriture, et tu as apaisé notre faim. Nous devons dès lors la plus infinie reconnaissance. Nous sommes à toi, comme tu es à nous. Longue vie à toi, à ton règne, et à ta puissance!

    L’écho des murmures sifflants provenant des multiples échines courbées commençait tout juste à s’estomper - noyé dans le vacarme qui sévissait aussi bien dans la pièce en pleine phase de destruction qu’au dehors -, lorsque six silhouettes, dont deux d’aspect immense et incroyablement difforme, surgirent en file indienne, avec plus ou moins de grâce, d’entre les vestiges de ce qui avait récemment été la porte d’entrée de la Chambre, et qui ne ressemblaient désormais plus qu’à une bouche glaciale, béante et pleine de néant, faisant face à la Horde Démoniaque et aux blessés enroulés sur leurs corps mutilés.
    Au sourire triomphant que l'incube afficha tandis que son regard brillant se posait sur elles, Florent et ses compagnons, de plus en plus immergés dans une mer d’angoisse si épaisse qu’elle aurait pu être découpée au couteau, surent avec la plus pure des certitudes que ce n’était pas ce qu’ils avaient vu ni vécu jusque-là qui méritait d’être qualifié de pire, mais ce qui s'avançait irrémédiablement vers eux.
    Car à leurs yeux de victimes terrifiées désirant être rassurées, ces créatures d'apparence globalement humaine semblaient insignifiantes comparées à toutes les horreurs diaboliques qui les entourait. Mais c’était justement là que résidait le piège, car rien ne s'éloignait davantage de la vérité que de s’arrêter à leur allure relativement inoffensive. Chacun des êtres présents dans cette pièce pouvait sentir à quel point l’étendue de leurs pouvoirs était immense, et l’ignorer serait faire preuve d’une stupidité sans nom. Ceux qui les rejoignaient représentaient tout le danger qu'ils devaient craindre, et ils recelaient en eux une source de pouvoir que tous sentaient dans leurs entrailles, et qui les faisait déjà trembler d’effroi.
    Son beau regard vert agrandi par la peur et fixé sur les êtres qui avançaient avec une certaine grâce, Florent tenta de voir à travers l’obscurité afin de distinguer quelque chose. Mais il avait beau écarquiller les yeux et battre des paupières, il n’aperçut rien d‘autre que de vagues silhouettes.
    Qui ou qu’étaient donc les créatures qui approchaient?

    Avec l'orage surnaturel qui avait couvert le ciel et l'astre solaire, la pièce était plongée dans une obscurité mitigée, parsemée de recoins d'un noir d'encre, d'éclairs fugaces et de larmes rougeoyantes, qui empêchait de distinguer nettement ce qui s'approchait lentement d'eux. Mais au fur et à mesure de leur progression, les contours des ombres se précisèrent, laissant, l'espace d'un éclat de lumière, deviner des formes de corps vaguement humains dotés de longs cheveux sombres et d'un physique du genre masculin.
    Les blessés en étaient tous à plisser les yeux pour essayer de mieux voir malgré leurs halètements, lorsque d'un geste de la main, le Maître donna vie aux flammèches d'un demi-millier de bougies - qui illuminèrent simultanément les quatre coins de la Chambre, révélant brutalement les visages des six êtres en mouvement auparavant dissimulés par l’obscurité -, et prit la parole, sa voix teintée d’accents insolemment sensuels, s’élevant entre les lumières.
    - Et bien. A vous mes pions qui cherchez depuis longtemps à savoir ce que je suis afin de pouvoir mieux me détruire, laissez-moi vous présenter mes frères. Ainsi vous saurez également qui recueillera vos derniers souffles, alors admirez vos maîtres et reconnaissez votre insignifiance! Avaritia, avance-toi!
    Le premier en tête de file s‘avança donc, rabattant son capuchon et se révélant enfin en pleine lumière. Vêtu de guenilles rapiécées et pourtant couvert de la tête aux pieds de pièces d'or de tous horizons, il montait Mammon, son démon - pourtant capable de modifier son apparence à loisir, mais qui avait choisi de se montrer sous sa forme la plus hideuse - dont le corps d’une hauteur irréelle était truffé d'énormes ventouses tentaculaires et troué de fentes luisantes qui ne cessaient de cracher d'immondes vagues de chaleurs nauséabondes. Ils étaient à la fois beauté et richesse, laideur et afflictions, ils incarnaient l'avarice dans toute sa laideur, mais aussi la richesse dans toute sa splendeur.
    - Invidia!
    Le représentant vivant de la jalousie et de la convoitise - désir et volonté de s’approprier le bien d‘autrui par tous les moyens et à tout prix -, s‘approcha à son tour en imitant le premier de ses frères. Son imposante stature chevauchait le Léviathan, terrifiante et gigantesque créature de cauchemars aux allures de serpent de mer - dotée d’une redoutable épine dorsale hérissée de piques empoisonnées, de pattes reptiliennes supportant un corps sinueux couvert d’écailles acérées, et d’une peau noire sentant la mort car parsemée de traces de putréfaction - sortie des flots impétueux de la mer située de l'autre côté du domaine.
    - Ira, Superbia! Montrez-vous!
    Lorsqu’ils s’avancèrent, tous deux se montrèrent plus discrets que leurs prédécesseurs. Le roi des démons qui les possédait - dont les noms étaient multiples mais dont les plus connus étaient ceux de Satan ou de Lucifer - étant occupé ailleurs, les incarnations de la colère et de l'orgueil ne purent parader à ses côtés. Mais si à leur approche, rien de visible ne se produisit, comme pour toutes les émotions, leur influence fut insidieuse et perverse. Sans que rien ne l’arrête, elle se propagea sous la forme de frissons porteurs de violence qui envahirent les corps, et de vagues nées de la plus pure noirceur de l'orgueil qui firent fondre la pureté des cœurs, manquant de provoquer l’asphyxie de leurs propriétaires déjà plongés dans les pires angoisses de leurs esprits torturés.
    - Gula, mon cher!
    Si la colère et l’orgueil avaient été discrets, voire presque invisibles, Gula en fut leur plus complète antithèse. Déboulant dans la salle comme un troupeau de buffles en train de charger, le péché de gourmandise se fraya résolument un chemin parmi les piques de roche brute et les occupants de la chambre jusqu'à atteindre Belzébuth. Une fois devant lui, Gula leva la main et d'un geste, amena à lui le démon qui était par essence même, son identique. Un instant désarçonné par la surprise et la douleur, le prince ne réagit pas immédiatement, et cette d’hésitation lui fut fatal. Car alors qu’il reprenait ses esprits et tentait de lutter, malgré ses blessures, avec toute sa volonté et toute sa détermination contre la terrible attraction qui le poussait à embrasser sa nature et à rejoindre l'ennemi, Gula se pencha sur lui et commis l’irrévocable : posant ses lèvres sur les siennes, la gourmandise referma par ce procédé le sortilège sur la totalité de l’être physique et psychique de son démon, scellant ainsi l’assemblement de leurs deux moitiés, les mêlant de manière si originelle que tuer l‘un, serait tuer l‘autre.
    Ravit alors par ce spectacle qui n‘était dramatique que pour ceux qui se trainaient à terre, le Maître éclata d’un rire victorieux qui en amena un autre, puis deux autres, et ainsi de suite jusqu‘à ce que tous se retrouvent à rire à l'unisson, fiers, et toute gorge largement déployée, savourant ainsi leur triomphe.
    - Merci mon Prince de t’être soumis avec tant de facilité! Voici qu’enfin le dernier obstacle est levé! Vraiment merci de nous donner si facilement accès à la victoire! C‘est vraiment trop d’honneur! D’ailleurs nous ne sommes pas encore au complet! Acedia, joins-toi à nous!
    Cédant alors à l’appel de son frère, la paresse, présence silencieuse au milieu du raffut, daigna se dissocier d’un pas lent et majestueux de l'obscurité où elle se prélassait, tandis qu'elle avançait vers le cercle formé par ses frères. De par son expression, n’importe qui aurait pu croire qu'Acedia s'ennuyait, mais c'est en voyant ses yeux brûlants d'une victoire féroce qu'on réalisait son erreur. D'autant plus qu'à son côté, Belphégor, immense entité noir et encapuchonnée de bure ténébreuse, irradiait de cette fierté malsaine qui démentait les apparences et décourageait la méprise.
    Asmodée, rayonnant d’une joie folle, féroce, et si malsaine qu’elle irradiait telle une aura, se tourna vers ses frères et les observa tour à tour avant de prendre la parole.
    - Mes frères! Enfin vous voici à mes côtés. Tous! Enfin nous voici libres! Libres d’agir à notre guise! Bien davantage que nous ne l’avons jamais été en plus de six milliards d’années! Voyez-vous comme j’ai accompli nos plans avec perfection? Avec quel art je vous ait menés jusqu’ici? J’ai respecté ma parole, désormais vous ne pouvez plus douter de ma force. Admirez.
    Levant devant son assemblée un poing serré et scintillant d’une douce lumière verte, le Maître donna un aperçu de ses pouvoirs décuplés, montrant à quel point il régnait de lui-même. Son corps avait eu suffisamment de temps pour ingérer le pouvoir des cocons et lui donner la capacité d’incorporer Luxuria en chacune des fibres de son être, permettant ainsi l’amalgame des deux corps qui avaient toujours constitués la luxure : par le démon et par le péché.

    Le voyant s'approcher à grands pas des nouveaux venus, au fur et à mesure qu’ils s’avançaient, pour les prendre tour à tour dans ses bras et les serrer contre lui avec toute la chaleur d'un être séparé de ses proches depuis de longues années, Florent fut frappé par leurs ressemblances. Il prit alors pleinement conscience que ces êtres pouvaient se comporter comme ce tortionnaire ou même pire - autrement dit qu’ils étaient potentiellement capables de leur infliger, à lui comme à ses compagnons d’infortune, des sévices et des tortures mille fois plus insupportables que l’incube -, et la peur le cloua littéralement sur place. Si tous étaient aussi fous et tordus que lui, comment allaient-ils tous se sortir vivant de cette impasse? Ils avaient réduit Belzébuth à l’état de bête féroce et affamée de vies innocentes avec un simple baiser, alors que resterait-il d’eux tous s’il prenait l’envie à ces créatures de jouer avec leurs corps?
    Rendu fébrile et transpirant par de telles pensées, Florent finit bientôt par perdre sa concentration ainsi que le peu de contrôle qui lui restait. Ainsi dépouillé du fragile équilibre qu’il était durement parvenu à instaurer entre son esprit et les forces qui tétanisaient son corps, Florent n’eut plus aucun moyen de lutter contre l’angoisse qui submergea sa poitrine par vagues successives - si denses qu’elles lui semblaient faites de pierres et non d’émotions -, et étouffa lentement le peu d’air qu’il avait réussi à préserver. Haletant comme un poisson hors de l’eau, il pria le Ciel avec force pour qu’aucun des nouveaux venus ne le remarque et ne se rue sur lui comme l’un d’eux l’avait fait pour le Prince.
    Le cœur battant et la sueur au front, il s’attendit presque à ce que ses espoirs naïfs soient piétinés comme tous ceux auxquels il avait osé croire. Mais par bonheur - intervention divine ou non -, aucun des êtres, qu’il commençait d’ailleurs à redouter autant que le Maître, ne prêta attention à son état, tout entiers concentrés qu’ils étaient dans leurs réjouissances qui trainaient en longueur.
    Remerciant mentalement le destin pour ce désintéressement momentané - qui offrait un instant de répit inespéré au petit groupe toujours en voie de guérison sous les dômes de magie blanche -, Florent tourna vers la Gardienne toujours inactive son regard chargé de reproches.
    Pourquoi n’agissait-elle pas bon sang?
    Ne voyait-elle donc pas qu’ils souffraient le martyre? Qu’ils étaient tous à deux doigts de renoncer à la vie, à la vengeance? Elle était leur dernier espoir et elle le savait. C’était parce qu’ils avaient cru en elle, lui avaient fait confiance pour les défendre et les sauver qu’ils s’étaient engagés dans ce cauchemar sans craindre d‘échouer. Alors qu’attendait-elle pour montrer sa puissance, répandre sa magie, terrasser leurs ennemis, et mettre fin à toute cette histoire?
    Le dérangeant sentiment de s’être encore fait avoir lui donnait le tournis. Si bien que s’il avait pu se servir de la colère qu’il sentait gronder en lui comme un torrent de lave en fusion, le jeune se serait jeté sur Paélia pour la secouer et lui hurler de faire enfin quelque chose pour les sortir de là. N’avait-elle pas promis? N’était-elle pas censé être toute puissante?
    Ou lui avait-elle menti?
    La rage et l’angoisse surnaturelle qui le paralysait combattaient furieusement en lui, luttant l’une et l’autre pour prendre l’ascendant. Et ce duel accapara tant son attention qu’il ne prit pas immédiatement conscience qu’un silence de mort s’était installé dans la pièce, refroidissant ainsi considérablement l'atmosphère. Le Maître ne les avait absolument pas oubliés, simplement remis leur cas à plus tard, et il le lui signala d‘un ton railleur.
    - Et bien mon mignon, on est déçu? J’espère que tu as bien profité de ton…sursis, car il vient tout juste de prendre fin. Maintenant c’est à mon tour.
    Se tournant alors vers la masse composée de monstres, de créatures humaines et semi-humaines, l’incube laissa un grand sourire ironique et carnassier s’épanouir sur ses lèvres et ouvrit grand les bras, ses mains faisant signe d'englober la situation.
    - Très chers amis, et très chers traîtres, voici mes frères! Voyez, ne sont-ils pas magnifiques? Maintenant vermines obéissez et ployez devant nous! Acclamez-nous et adorez-nous! Reconnaissez-nous comme vos maîtres en toutes choses, et peut-être que nous daignerons vous laisser la vie sauve…en tant qu’esclaves!
    Puis tandis qu’il riait aux éclats, l’incube se tourna vers ses semblables, et leur tendit la main afin de former un cercle dont les pouvoirs, une fois additionnés, formèrent un puits de lumière vibrante à la puissance insondable.
    Ainsi réunis, les sept frères formaient tous les fléaux de chaque être humain existant ou ayant existé sur la Terre. Avarice, Envie, Colère, Orgueil, Gourmandise, Paresse et Luxure formaient les Sept Péchés Capitaux de la Chrétienté, et ainsi incarnés et protégés par leurs démons, ils comptaient bien assiéger le monde et tous ses occupants pour l‘éternité.

    ***

    Les Sept Péchés Capitaux. Et les Entia Tenebris.
    Qui aurait pu prévoir pareille abomination?
    Par ailleurs, n’avait-elle pas perçu la marque des Eléments dans la magie du démon? Une telle supposition lui donnait envie de hurler d’horreur! Comment tout ce qu’elle avait cru savoir pouvait se retourner ainsi contre elle? Finalement que savait-elle? Était-ce possible qu’elle ne sache rien? Absolument rien?
    Résistant au désir fou de déchainer sur l’incube l’immense pouvoir colérique qu’elle sentait bouillir en elle, Paélia se barricada derrière la froide intelligence qui lui permettait généralement de réfléchir de façon méthodique à défaut d‘être calme. Il fallait à tout prix qu’elle réfléchisse! Et vite!
    Une décision plus facile à prendre qu’à appliquer, car si la Gardienne faisait partie des misérables spectateurs de l’odieux drame qui se déroulait dans la Chambre en un seul acte, elle était également actrice. Car si sous ses yeux, la révélation de toutes les machinations de l’incube prenaient enfin un - monstrueux - sens qui l‘horrifiait, en elle retentissaient encore, encore, et encore, les lamentations et les peurs des âmes humaines meurtries arrachées des corps de ceux qui n‘avaient pas réussi à fuir, à se cacher. Elle sentait la douleur les traverser, les percer comme des coups d’épée tranchante. L’odeur des corps calcinés montait à ses narines, le goût de leurs larmes lui emplissaient la bouche, les bruits de poumons noyés, d’os broyés, de muscles dévorés lui étourdissaient les tympans et la rendaient presque sourde à toute autre chose. Chaque souffrance, aussi infime soit-elle, résonnait en elle de façon démultipliée, atroce. Elle était totalement incapable de mettre ces flux d’émotions de côté dans un coin de son esprit, pour pouvoir enfin penser clairement sans souffrir de concert avec les victimes.
    Et pourtant elle restait là. Immobile. Inactive. Impuissante.
    Là en haut, au-dessus d’elle, d’eux tous, de pauvres humains brûlaient sous la pluie de feu, se noyaient sous les trombes d’eau qui envahissaient peu à peu les étages, agonisaient sous leurs blessures ouvertes, criaient à l’aide. Son aide. Alors qu’en face d’elle, se jouait la pire tragédie qu’elle ait jamais vue et dont les conséquences allaient au-delà même de tout ce qu’elle aurait pu imaginer.
    Mais l’ironie voulait qu’elle ne puisse agir dans l’immédiat.
    Ses pouvoirs étaient déjà fortement affaiblis par la protection et la guérison simultanées qu’elle offrait à ses alliés, et de par cette division plus que conséquente, elle ne pouvait absolument pas se permettre de se disperser davantage. Le nombre de ses ennemis venait de croire de manière totalement significative, et combattre l’incube et ses frères lui demanderait toutes ses facultés. Les utiliser alors pour sauver quelques vies humaines, aussi innocentes soient-elles, au détriment de toute la population et de toutes les générations futures de la Terre, afin de soulager son esprit était tout simplement inconcevable, inimaginable! Une seule erreur ou sous-estimation de ses capacités face à l’ennemi qui était plus fort en puissance et en nombre n’était pas envisageable. Tout dépendait d’elle, cela elle en avait une conscience affreusement aiguë. C’est pourquoi un sacrifice devait être fait. Un sacrifice qu’elle n’avait pas anticipé, et qui à présent lui coûtait cher, mais qui était aussi inévitable que nécessaire : encore une fois, quelques-uns devraient mourir pour que la majorité puisse vivre et elle ne pourrait rien y changer.
    Cette cruelle vérité - qui l’aurait rendue malade d’injustice si elle avait été humaine - lui était d’autant plus difficile à accepter qu’elle sentait peser sur elle le regard lourd de colère et d’incompréhension de Florent. Mais comment lui expliquer la situation?
    Depuis qu’elle l’avait ramené de son monde de pureté blanche, elle ne protégeait plus les esprits de personne, et s’insinuer dans celui du jeune homme pour établir un contact était trop dangereux. Les informations qu’elle désirait lui donner risquaient d’être interceptées par l’incube, et de détruire définitivement toutes leurs chances de victoire. Le laisser dans l’ignorance était également dangereux - car dans un sursaut de courage et de rébellion, le jeune homme pouvait tout à fait dire une chose ou commettre un acte qui aggraverait leur état - mais entre deux maux, Paélia estimait que celui-ci était le moindre. Maintenir cet indomptable dans l’incertitude leur garantissait une plus grande marge de manœuvre, et elle espérait qu’il lui faisait encore confiance malgré son ressentiment.
    Car dans son immobilité, elle attendait un signe.
    Economiser ses pouvoirs était la raison principale pour laquelle elle ne bougeait pas même un petit doigt, mais il y en avait également une autre : elle attendait que le démon de luxure ou que l’un de ses frères révèle une faiblesse qui les handicaperait eux et l’avantagerait elle. Petit à petit, la Gardienne mettait au point un plan qu’elle dévoilerait au bon moment, mais avant cela, elle devait repérer la condition nécessaire : découvrir une faiblesse chez l’ennemi afin de s‘y engouffrer.
    Bataillant pour maintenir un semblant d’équilibre entre les émotions douloureuses qui l’assaillaient et ses réflexion de plus en plus concrètes - un exploit psychique qu‘aucun humain n‘aurait été capable de faire - , la déesse s’intéressa l’espace d’un instant à l’état clinique des corps d’Alouqua, de Lilith, de Tessa et de Florent. Après quelques tâtonnements, elle constata avec satisfaction qu’ils parvenaient enfin à leur complète guérison. Bientôt, ils seraient de nouveau prêts à se battre, et la bataille serait sanglante. Une idée qui lui apportait un sentiment mitigé, étrangement partagé entre l’espoir et l’abattement, ce qu’elle n’avait expérimenté auparavant.
    La perte brutale et inattendue de Belzébuth en tant qu’allié restait un problème. Car si la promptitude avec laquelle Gula s’était emparé de lui les avait tous déstabilisés et découragés, le pire était surtout que l’absence d’un un être aussi prometteur et robuste que le Prince créait malheureusement un trou béant, et impossible à combler dans leur ligne de défense.
    Ce mauvais coup du sort les privait injustement d’une des maigres chances qu’ils étaient tous si durement parvenus à réunir, mais ils ne devaient pas faiblir ni fléchir. Après tout avaient-ils le choix? Le Bien était maintenant à la croisée des chemins, et il n’y avait que deux voies disponibles : vaincre ou s‘incliner.
    Et jamais Paélia ne permettrait qu’il perde a profit du mal. La Gardienne avait fait un serment à l‘humanité, et elle comptait bien le faire parvenir à la victoire, dut-elle pour cela en mourir!


    8 commentaires
  • Partie 3.

    Et alors que l’éclat puissant de leur unité les illuminait de mille feux, le Maître et ses frères entonnèrent un chant qui fit frissonner de crainte chaque être vivant présent dans la pièce. Lugubre et brutale, remplie de consonnes dures et chargée d’une magie aussi noire que l’âme de ses incantateurs, l’inquiétante mélopée gagna peu à peu en force et en vitesse, jusqu’à devenir assourdissante. Et tandis que son rythme de plus en plus rapide les plongeaient tous dans une transe - si négative qu’autour d’eux l’atmosphère se mis à onduler en longues vagues épaisses, sirupeuses et déformatrices de la réalité -, un lent et hypnotique mouvement de balancier - destiné à faciliter leur immersion dans un autre état de conscience - affecta leurs corps effilés, accentuant encore plus l’aspect effrayant de leur maléfice.
    Pareil spectacle donnait à Florent et ses compagnons des sueurs froides. Mais le plus inquiétant était de ne pas en connaitre la signification. Qu’étaient-ils en train de faire?
    Méfiant, mais surtout intrigué par le soudain illogisme de leur comportement, le jeune homme les observa longtemps à la dérobée. Qu’est-ce que tout cela voulait dire? Pourquoi, tout d’un coup, l’incube et ses semblables leurs faisaient-ils une démonstration d’arts occultes? N’étaient-ils pas censés les attaquer? Les torturer à nouveau puis les contraindre à l’esclavage? D’ailleurs que cherchaient-ils à faire en se détournant d’eux de la sorte, juste après les avoir menacés?
    Toutes ces questions se bousculèrent durant un très long moment dans son esprit sans qu’il parvienne pourtant à les élucider. Allongé face contre terre et dévoré par l‘angoisse, il tentait d’envisager, d’imaginer, de deviner, sans toutefois parvenir non plus à déterminer avec certitude, quel plan machiavélique était en train de se dérouler juste sous leurs yeux. Une heure s’écoula ainsi, tandis qu’il cherchait avec frénésie, mais encore et toujours, rien ne lui vint.
    La rage et la frustration grandissant en lui, mais également las et furieux de devoir encore une fois s’avouer vaincu, Florent jura. Pour la énième fois, il allait encore devoir abandonner, courber l’échine! Leurs tortionnaires et le destin, n’avaient de cesse de se jouer d’eux comme s’ils étaient faits de papiers bons à froisser puis à jeter à volonté! Comme il les haïssait!
    Toujours plaqué au sol par les vagues d‘angoisse qui déferlaient sur lui, le jeune homme maudit les démons encore et encore. Il en était d’ailleurs à les injurier en termes tous plus crus et grossiers les uns que les autres, lorsque devant lui, le cercle des Péchés se défit lentement.
    Le silence de plomb qui régnait déjà dans la Chambre s‘alourdit alors encore davantage, et les vibrations qui affectaient l’air s’intensifièrent brutalement. Au fur et à mesure que leurs mains se dénouaient, Florent vit les démons se sourire les uns les autres, des airs émerveillés éclairant leurs visages, et en réaction, il sentit son cœur battre plus vite. Comme il s’en était douté, quelque chose s’était effectivement produit, modifiant ainsi le cours des choses, mais quoi? Une aura puissante mais invisible, semblait maintenant recouvrir chaque démon comme une seconde peau, les entourer comme une protection qui serait à la fois vivante et…
    Dangereuse?
    Alarmé, le jeune homme les détailla fixement du regard un par un à la recherche du moindre indice, scrutant d’abord leurs visages, ainsi que leurs expressions de manière frénétique. Puis d’un coup d’œil rapide, il balaya l’ensemble de leurs corps…et sentit son cœur manquer un battement en apercevant la lueur malsaine qui pulsait d’entre leurs doigts crochus.
    Alors enfin il comprit.
    Et son âme rebelle ne put plus résister au soudain désespoir qui la submergea tout entière.
    Le Maître et ses frères s’étaient partagé ses pouvoirs. Multipliant ainsi leurs chances de gagner cette guerre, et réduisant du même coup tout risque et toute possibilité de défaite.
    Désormais, ils étaient sept à posséder un pouvoir si phénoménal qu’il dépassait l’imagination, et horrifié par les conséquences destructrices qu’une pareille chose allait entrainer, le jeune homme ne put s’empêcher de gémir.
    C’était la fin.
    Car même s’ils réussiraient à leur découvrir une faille malgré leur puissance, Florent ne voyait absolument pas comment, à eux cinq, blessés et épuisés comme ils l’étaient, ses alliés et lui pourraient affronter sept démons - dont les pouvoirs venaient d’être monstrueusement décuplés - simultanément et sans aucune aide extérieure.
    Or Paélia était la seule aide dont ils disposaient.

    Florent savait parfaitement qu’elle dissimulait en son sein, un pouvoir prodigieux qui pourrait les sauver tous, si elle daignait enfin agir! Mais tant qu’elle n’aurait pas décidé de briser son armure de silence, plus rien de ce qu’ils pourraient prévoir ne fonctionnerait. Sans elle et ses pouvoirs bénéfiques de Gardienne, ils ne pouvaient rien faire.
    Sans elle, plus rien n’était possible, ni même envisageable.
    Sans elle, ils étaient perdus.

    ***

    Lentement, le cercle formé par les Entia Tenebris commença à se refermer autour des blessés immobilisés au sol. Le pas conquérant du Maître et les sourires de ses frères leur donnaient à tous la nausée, mais ils ne pouvaient rien faire pour contrer leur inéluctable avancée. Belzébuth avait été asservit, Paélia s’obstinait à rester immobile, et Elizia était réduit à l’impuissance. Ils n’avaient aucun moyen d’agir. Ils étaient coincés.
    Affaiblis malgré la magie de la Gardienne qui guérissait leurs corps de leurs blessures, inférieurs en nombre et toujours maitrisés par le puissant pouvoir de l’angoisse et de la peur, aucun d’eux n’espérait plus parvenir à inverser la situation. Comment auraient-ils pu le faire alors que leurs plus puissants atouts avaient été mis hors-jeu et que l’équilibre des forces avait été inversé? Malgré eux, ils voyaient, avec un fatalisme presque douloureux, leurs rêves de victoire et de justice s’évaporer les uns après les autres. Au fond de lui, Florent désirait toujours combattre avec détermination, garder une assurance sans faille, et une foi inébranlable en tout ce qu’il y avait de bon et de juste en ce monde, mais lui-même sentait sa volonté fléchir, lentement certes, mais fléchir tout de même. Il en aurait pleuré de rage s’il s’en était donné l’autorisation!
    - Sentez-vous cela mes frères? N’est-ce pas là le doux parfum du désespoir et du renoncement? Oui traitres! Ployez devant moi et adorez-nous!
    D’un geste adroit, l’incube évita une colonne de pierre épineuse qui venait tout juste de jaillir du sol. Puis il jeta un bref regard à Paélia, toujours immobile au fond de la pièce, et lui sourit.
    - Voyons ce que tu vas faire ô toute puissante Gardienne, à présent que je vous ai tous en mon pouvoir.
    En réponse, Paélia fixa sur lui ses yeux d’argent luisants de haine et de rage froide, lui jetant un regard issu du plus pur mépris. Mais elle ne prononça pas le moindre mot, et demeura absolument silencieuse.
    - Ah! Sa Majesté désire garder les lèvres scellées, bien! Libre à toi de ne rien dire, mais je sens que bien des langues aimeraient se délier parmi tes petits protégés. Alors qu’ils parlent, qu’ils supplient notre clémence! Qu’ils mendient notre pitié!
    Les démons venaient tout juste de fermer le cercle, projetant ainsi leur ombre menaçante sur leurs corps. Mais ni Florent, ni Lilith, ni Alouqua, et encore moins les Pantins, ne prononcèrent un seul mot. La fureur de leurs regards étant tout ce qu’ils désiraient communiquer à leurs ennemis et cela leur suffisait.
    Indifférent à leur fierté, le Maître se passa une griffe entre les dents, l’air de s’ennuyer.
    - Quel entêtement! Vous préférez mourir alors?
    Il n’eut toujours aucune réponse, et son regard, comme son sourire, se fit mauvais.
    - Bien. Alors mourrez.
    Une lueur de pouvoir porteuse de mort pris alors naissance au creux de ses doigts recourbés comme des serres. Verdâtre et extrêmement dangereuse, sa force destructrice enfla, encore et encore, jusqu’à devenir éblouissante de puissance. Et alors que l’incube tendait le bras pour la lâcher sur les corps immobilisés de ses ennemis, Gula émis un hurlement de bête traquée.
    - NOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOON!!!!! Ce n’est…pas… Aaaaaaaaaah! Ce n’est pas possible!!!
    Les mains plaquées sur le sommet du crâne, le Péché de gourmandise se tordait de douleur à même le sol, roulant sur les piques qui jaillissaient toujours d’entre les failles terrestres, perçant ses membres de leurs sommets acérés, faisant couler son sang. Terrassé par la souffrance qui assaillait son esprit, Gula ne paraissait pas éprouver celle de son corps, qui au fur et à mesure qu’il se heurtait aux aspérités de pierre, se parait de blessures de plus en plus grandes et suintantes de sang.
    Presque immédiatement, les Péchés se détournèrent de leurs ennemis pour se précipiter au chevet de leur frère, et l’incube referma sa main, étouffant ainsi son pouvoir, avant de les rejoindre.
    - Gula, que se passe-t-il? Parle-moi.
    - Ma tête! Ah ma tête! Mon démon… Belzébuth me combat! Comment est-ce possible? Tu avais dit que j’aurais tout pouvoir sur lui! Qu’il ne pourrait pas lutter face à ma nouvelle force! Tu l’avais promis!
    Une grande clameur furieuse s’éleva alors de toute part entre les Péchés, qui commencèrent à blâmer l’incube et à le qualifier de menteur, prétendant avoir été trompés. Cette seule preuve de faiblesse était manifestement suffisante pour leur donner à tous des doutes immédiats quant à la fiabilité de ses affirmations. Et les rumeurs ne tardèrent pas à monter progressivement en puissance, menaçant de devenir une dispute puis un combat.
    Mais d’un geste de la main, le principal concerné les fit tous taire.
    - Silence et calmez-vous! Je n’ai pas menti. Tout cela n’est qu’une pitoyable tentative de diversion, alors restez sur vos gardes et gardez confiance mes frères!
    Jurant et maudissant alors Belzébuth de toutes les manières qui lui étaient connues, le Maître posa une main sur le front de Gula, invoqua toute la puissance de son pouvoir et commença une longue série d’incantations - destinées à soumettre définitivement l’âme du démon - dans un dialecte inconnu de tous… Sauf des Entia Tenebris.
    Terrifiés, les soldats de l’armée sombre se recroquevillèrent aussitôt les uns contre les autres lorsqu’ils reconnurent l’effrayante aura de L’Interdite, la toute première langue originelle créée par les Eléments et qui ne pouvait être maniée que par eux, tant son essence même était pure. Tout autre pratiquant de cette langue était censé être immédiatement détruit à cause son impureté, mais visiblement, l‘incube, en ingérant la quintessence des Eléments, avait trouvé le moyen d’échapper à ce sort.
    Vibrant d’un pouvoir si ancien qu’il semblait disposer d‘une vie propre, cet idiome - destiné à révéler le nom réel ainsi que la substance première de toutes les choses de l’univers afin d’avoir sur elles un contrôle absolu -, avait, pendant un temps, été mal maîtrisé par ses créateurs tant la puissance qu’il leur avait offerte était insondable. Les conséquences avaient été dévastatrices pour les colonies d’anges et de démons qui peuplaient alors les lieux des millénaires auparavant. Et à cet instant, c’étaient ces mêmes créatures de l’ombre qui gémissaient et frissonnaient de terreur en se remémorant ses effroyables effets, au lieu de menacer ceux qui désiraient leur trépas de leurs crocs et de leurs griffes.
    Un fait que, manifestement, le Maître ne sembla pas remarquer.
    Mais qui fut loin de passer inaperçu.

    ***

    Paélia n'avait jamais pénétré l'esprit d'un démon.
    Un fait tout à fait normal au demeurant, puisque son travail n'était pas de les étudier ou de les comprendre, mais de les surveiller et de les empêcher de nuire. La règle de sa position hiérarchique était d'ailleurs claire et précise sur ce point :

    « Pariunt cum nunquam hostem, nunquam eum in latere tuo, si non moriens. »
    « Ne fraye jamais avec l'ennemi, ne lui accorde jamais ta confiance, sinon meurt. »

    Une injonction qu'elle avait toujours pris soin de respecter à la lettre, et qu'elle aurait d'ailleurs parfaitement mise en pratique si de pareilles circonstances ne l'avaient obligée à la briser.
    Pour l'heure, seule une alliance entre démons et Gardiens pouvait faire triompher le Bien, et bien qu'elle soit contre-nature, Paélia ne pouvait pas la dédaigner. Personne ne lui avait donné ce droit.
    Clignant alors des yeux sur un sourire de madone, Paélia ouvrit son esprit et libéra totalement son pouvoir. Elle tenait enfin la diversion qu’elle attendait, et elle ne comptait pas la laisser filer.
    Agir vite était la clé. Et bien qu'elle ne connaisse pas exactement tous les rouages et détails des mécanismes de défense d'un esprit démoniaque, ni même les effets que cette proximité psychique entre deux natures contraires risquaient d'avoir sur son esprit, Paélia s'interdit de tergiverser. Localisant rapidement les esprits de Lilith, Adonis, Alouqua et Tessa, la Gardienne focalisa toute son attention sur eux, et envahit chacun des paliers de leurs boucliers psychiques de sa présence afin d'estimer quel serait le meilleur angle d'attaque.
    Et lorsqu'elle eut trouvé les failles superficielles qui lui étaient nécessaires, elle s'y infiltra et s'y répandit.

    ***

    Après un long moment passé à essayer de comprendre son environnement, Paélia réalisa que forcer les barrières mentales d'un être démoniaque allait être un travail de fourmi. Ce qu'elle avait tout d'abord pris pour une membrane, était en réalité une succession de couches superficielles qui protégeaient leurs consciences, mais qui n'étaient que la partie immergée de l'iceberg. Facilement traversables, elles donnaient bien plus l'impression de servir d'alcôve ou d'antichambre que de protection, ce qui lui avait permis d'avancer avec une rapidité spectaculaire, sans se douter que ce qu'elles dissimulaient allait lui donner du fil à retordre. Car alors qu'elle s'approchait du noyau de leur psyché, sa progression fut interrompue nette par quantités de protections mentales épaisses, solides et extrêmement puissantes.
    Dressés de plein pied devant elle, tels des murailles aussi hautes que les vagues titanesques qui se déchainaient dans la réalité du dehors, ces murs de pierres dures, inviolables, infranchissables et sans défauts, lui interdisaient instantanément l’accès à leurs pensées de façon aussi hermétique qu’inviolable, repoussant sa présence de manière ferme chaque fois qu’elle tentait de s'approcher un peu plus.
    Un fait qui, en réalité, la contraria bien plus qu'il ne la surprit.
    De tous temps, les démons et les êtres nés de la magie noire, contrairement aux humains, avaient été dotés de protections psychiques renforcées et extrêmement difficiles à percer. Un stratagème notoire, redoutable et propre à leur espèce, qu’ils utilisaient généralement pour contrer les pouvoirs et l’influence bénéfiques d’un Être de Lumière comme elle, mais qui en revanche, se révélait tout à fait inefficace dès qu’il s’agissait de protéger leurs pensées les uns des autres.
    Une capacité donc relativement intéressante dans l'absolu, mais qui dans la situation actuelle se révélait être horriblement handicapante aussi bien pour elle que pour les autres, surtout à cause du temps précieux qu'elle allait lui faire perdre...
    Frustrée, et incapable de faire plier cette loi naturelle, Paélia ne put qu'écouter de loin et sentir au fond d'elle-même, bouger et frémir les pensées, les idées, les sentiments de ses alliés, qui évoluaient tranquillement derrière ces protections. Cette proximité lui donnait presque l'impression de toucher au but...Sauf qu'il lui était parfaitement impossible de s'en approcher suffisamment pour les étreindre vraiment.
    S'asseyant donc sur des talons imaginaires, la Gardienne redoubla de concentration et se mit à fredonner un air. Frissonnante et claire, sa magie se frotta aux barrières et chercha à fusionner avec elles pour s'y infiltrer et y introduire chacune de ses pensées. Avec un art consommé et une détermination sans failles, elle chargea son chant de son aura, de ses émotions, de sa puissance et de ses sensations, puis le diffusa le plus profondément qu'elle put. Transmettant alors son urgence, ainsi que son plan en images brutales et colorées - d'ailleurs bien plus rapides et faciles à comprendre que des mots dont il aurait fallu ensuite expliciter les sens.

    ***

    Cette avalanche d'informations mit un certain moment à atteindre les consciences perturbées des démons et des Pantins.
    Trop occupés à mobiliser leur attention et leur concentration fluctuantes pour lutter contre l’influence des incessantes vagues d’angoisse qui les submergeaient toujours, il leur fut impossible de définir clairement la provenance de la douce musique qui les attirait et qui leur rappelait quelqu’un. Cependant, quelque chose en elle - surement l'intensité avec laquelle ces données envahissaient leurs esprits -, finit par les déstabiliser suffisamment pour éveiller leur curiosité.
    Ainsi que leur méfiance.
    Dès lors, comme aucun d’eux ne parvenait à décider s’il s’agissait ou non d’une attaque déguisée, Adonis, Lilith et Alouqua décidèrent d‘un commun accord de considérer la chose comme une menace, ce qui les obligea à élever davantage de barrières mentales afin de combattre à la fois les ondes d’angoisses et les pensées parasites. Un exercice compliqué, et incroyablement difficile et demandeur en énergie, auquel Tessa fut la seule à ne pas prendre part.
    Car contrairement à ses alliés, ce qu’elle ressentait était profondément différent, et sa réaction en fut la parfaite illustration.
    Intriguée par ces pensées d'une étrange pureté qui ne venaient pas d'elle et qui ne portaient la trace d'aucune agressivité ni méchanceté, la Songeuse décida de les analyser avec davantage d'attention plutôt que de les prendre comme une agression. Donnant alors quelques coups de pattes discrets afin d'obtenir l’attention de ses compagnons, et montrant les crocs afin de leur montrer sa désapprobation, Tessa les empressa en silence de garder leur calme et de l'imiter.
    Ces pensées rassurantes et fortes... Elle sentait au plus profond d'elle-même qu'il était vital qu'elle fasse tout pour en connaitre les origines et surtout les raisons de leur présence en eux. Elle ne s'expliquait pas un tel désir mais, chacune des fibres de son corps voulait le découvrir.
    Sauf que pour cela, il n'y avait qu'une chose qu’elle était obligée de faire : abaisser ses boucliers pour se lier à la source.
    Une idée folle qui, lorsque Tessa parvint à la partager, fit se lever un sourcil interrogateur à la Reine des Démons, pincer les lèvres de la si sceptique et si extrêmement méfiante Alouqua, et se braquer net Adonis qui refusa obstinément de la suivre, ses beaux yeux lumineux brûlant de colère et de peur, tandis que l'expression de son visage prenait un air buté.
    Contrariée par l'entêtement de son ami de toujours, Tessa tenta de le faire changer d'avis et de lui faire adopter son point de vue à grands renforts de signes, de hérissements et de grognements discrets. Mais il resta fortement campé sur ses positions. Un refus qu'il démontra en changeant sa position sur le sol, lui tournant ostensiblement le dos d'un air boudeur.
    Désormais contrainte de laisser Adonis à sa décision tout en essayant de repousser la désagréable pensée qu’il l’abandonnait une seconde fois face à l’adversité, la Songeuse se tourna vers la Reine et sa bru. Celles-ci lui rendirent son regard, leur expression signifiant bien : « Pourquoi pas? Après tout, au point où nous en sommes, qu'avons-nous à perdre ? »
    Alors sur un dernier regard vers la silhouette toujours détournée d'Adonis, Tessa ferma les yeux et tenta de faire le vide dans son esprit, faisant de son mieux pour occulter les pouvoirs sombres et terrifiants qui rampaient toujours sur son corps ainsi qu’aux abords de ses pensées.
    De plus en plus concentrée sur elle-même, elle obligea bientôt son pouls à ralentir et sa respiration à prendre un rythme plus lent et plus profond.
    Un exercice de relaxation qu’elle répéta plusieurs fois jusqu‘à ce qu’elle estime son niveau de sérénité suffisant. Atteindre et surtout modifier les barrières qui protégeaient son esprit demandait un calme absolu, et elle allait avoir besoin de cette parfaite maîtrise si elle voulait réussir à déterminer l'origine de cet Appel si peu ordinaire.
    Tandis qu'elle sentait sa conscience quitter son corps, la Songeuse sentit ses compagnes imiter ses mouvements, puis s'immerger très profondément dans leurs esprits jusqu'à atteindre leurs protections. Et une fois qu'elles furent toutes plongées dans cet état de transe proche de la somnolence, Tessa agit la première : d'une impulsion ferme et décidée, elle abaissa partiellement ses boucliers et s'aventura au-dehors d'eux.

    ***

    Aucune d'entre elles ne reconnut tout de suite la signature de l'esprit qui avait survolé leurs protections pour leur envoyer des spectres mélodieux. Mais avec d’infinies précautions afin de mieux pouvoir l’examiner sous toutes les coutures, depuis son essence jusqu’à la fragrance de sa magie, Tessa et les démones s'avancèrent vers elle, s'enfoncèrent en elle, et la goûtèrent, la touchèrent. Pendant un long moment, les femelles maintinrent cette aura sous le feu scrutateur de leurs sens psychiques, à l’affût du moindre piège qu’elle aurait pu dissimuler pour leur nuire. Mais malgré ces éventuels soupçons, elles ne perçurent rien d’autre dans son être qu’un profond désir de les aider. Elle était si bienveillante, si douce! Comment pareille aura aurait-elle pu faire preuve d'agressivité? de duperie?
    Plus elle l'étudiait, plus cette idée lui paraissait inconcevable, voire ridicule. Et une telle constatation aiguisa d'avantage sa curiosité quant au détenteur - à moins qu'il s'agisse d'une détentrice? - de cet esprit fureteur et visiblement bon.
    Elle envisageait de s'ouvrir totalement au reste de la brise musicale qui tentait de pénétrer toujours plus ses défenses, lorsqu'une idée impossible lui vint.
    Et si...?
    Sentant peser sur elle, le poids des regards psychiques des démones, Tessa battit l'air - inexistant - de sa queue - tout aussi inexistante - d’un geste nerveux. L’idée qui venait de la traverser paraissait tout bonnement suicidaire, surtout avec les pouvoirs obscurs qui au-dehors, cherchaient toujours à envahir ses pensées. Mais il fallait qu'elle teste sa théorie au plus vite, car si elle avait raison - et seul le Ciel savait comme elle priait pour que ce soit le cas -, il leur restait une chance, infime certes, mais une chance tout de même de réussir.
    Elle n’avait pas le choix.
    Alors elle prit un risque insensé.
    Sur une brusque inspiration, elle arracha les liens qui muselaient ses pouvoirs et abattit la totalité de ses boucliers psychiques, s'offrant instantanément au vent symphonique qui désirait tant l'envelopper.

    ***

    La Songeuse et les démones avaient mis longtemps à se décider, mais c'était toujours plus rapide que le Pantin.
    Finalement incapable de rester en arrière et de jouer jusqu'au bout le rôle de celui qui désire demeurer à l'écart, Adonis avait décidé de se joindre aux femelles, mais en prenant cependant soin de rester loin derrière et de progresser avec une discrétion proche de l'invisibilité afin de ne pas être vu ni perçu d'elles. D'une aura bougonne et extrêmement méfiante, le Pantin s'était montré, bien évidemment, excessivement prudent, et l'approche qu'il avait décidé d'adopter avait été d'une lenteur exécrable...et entrecoupée de pauses.
    Le genre de lenteur qui mettait généralement les nerfs de la Gardienne à rude épreuve, et malgré toute la patience qu'elle possédait, elle s'était obligée à prendre sur elle pour ne pas céder à l'impérieux désir de le faire progresser plus vite.
    Paélia comprenait ses réticences - d'une intensité d'ailleurs à peine croyable - et sa position, mais perdre du temps était un luxe qu'ils ne pouvaient pas s'offrir.
    Le problème que générait la rébellion de Belzébuth pour l’incube allait bientôt toucher à son terme, et il ne leur restait à tous que très peu de temps avant que ce dernier ne réalise que l'attention de ses victimes était détournée par la seule force dont il ne pouvait lire les pensées.
    Ce qui l'amènerait très certainement à des déductions auxquelles elle ne voulait surtout pas qu'il parvienne, du moins, pas avant qu'elle-même soit parvenue à mettre son plan à exécution.
    Un plan qui visiblement, commençait enfin à être remarqué.
    Focalisant de nouveau toute son attention sur ses alliés, la déesse remarqua que Tessa était la première à s'offrir à son chant et à en comprendre le sens. Elle n'en était pas vraiment surprise cela-dit. La Songeuse avait toujours eut d'avantage d'intuition que ses compagnons, et il était bon de voir que pour cette fois, ce réflexe les avantageait heureusement!
    Gardant sa position d'observateur, Paélia vit Alouqua puis Lilith s'abandonner progressivement, elles aussi, à ses mélodies à double sens. Leurs auras étaient chargées de surprise, de stupeur et de terreur face à l‘acte que celle qui les précédait venait de commettre, mais elles restaient avant tout courageuses. La Reine et la Princesse ignoraient totalement ce qu’elles risquaient en imitant la belle Panthère au pelage sombre, cependant, leur peur ne les empêcha pas de l’imiter. Apparemment, voir que Tessa semblait d'avantage savourer sa découverte que souffrir d'une attaque physique ou psychique, semblait les avoir convaincues de prendre le même risque qu‘elle.
    Adonis fut évidemment le dernier à suivre le petit cortège. Un acte qu’il fit avec une quantité de peur deux fois supérieure à celle éprouvée par les deux démones réunies… Et qui fit d'ailleurs tressaillir ses compagnes tant de stupéfaction que d'indignation lorsqu‘elles le remarquèrent.
    Une réaction que, par orgueil, il ignora superbement, tel un prince qui n'a que faire de se justifier auprès de ses valets.
    Tant de mauvaise foi donna à l'épouse de Belzébuth une folle envie de lui rappeler la couardise dont il avait fait preuve un peu plus tôt. Mais elle n'eut pas le temps de joindre l‘acte à sa pensée, car c'est à cet instant même - alors que leurs esprits étaient tous connectés sur les projections colorées -, que Paélia décida de se révéler à eux.
    L’heure n’était pas aux chamailleries.
    - Assez.
    Dès l’instant où ils l’entendirent et la reconnurent, tous sursautèrent et tressaillirent de joie, de soulagement, et d’anticipation.
    Mais également d’une impatience meurtrière encore jamais égalée.
    Les yeux brillant d’une lueur féroce, tous eurent une expression sauvage et sardonique, leurs lèvres se courbant en un sourire carnassier bien plus explicite que les mots ne pourraient l’être.
    Il leur restait encore une chance.
    Ils avaient vu. L’avaient comprise. Et surtout, ils étaient d’accord.
    Leurs esprits bouillonnaient de questions demeurant encore sans réponses, et en son for intérieur, Paélia devinait très bien ce qu'ils voulaient lui demander, mais elle ne pouvait ni ne voulait leur répondre pour le moment. Ils n'avaient pas le temps pour ça.
    D'un geste, elle interdit toute question éventuelle, obtenant du même coup, un silence surpris mais immédiat.
    - Le temps presse mes amis, et une longue bataille nous attend. L’heure n’est pas à la discorde mais à l’unité. Vous m’avez entendue, et vous êtes parvenus jusqu’ici ensemble parce qu’en vous règne encore la confiance en vos alliés et l’espoir de vaincre.
    A ces mots, leurs regards luirent encore davantage.
    - Avez-vous tous exactement compris ce que vous avez vu? Hochez la tête.
    Ils hésitèrent quelques instants, surpris par son ton coupant et autoritaire, puis ils acquiescèrent.
    - Êtes-vous donc prêts à agir ensemble et en conséquence? Hochez la tête.
    Pantins et démones échangèrent des regards à la fois cyniques et décidés avant d'acquiescer une seconde fois.
    - Bien. Maintenant c'est à nous.
    Leur ultime hochement de tête exprima leur pleine et entière participation à ses desseins, tout comme il assura leur loyauté indéfectible.

    Grâce à son plan, tout semblait à nouveau possible et accessible. De nouvelles perspectives s’ouvraient sous leurs yeux, leur promettant enfin la délivrance tant désirée.
    Devant eux, sur un plateau d’argent, se profilait leur ultime occasion de vaincre, et bien qu’elle soit extrêmement risquée, aucun d’entre eux ne déclarerait forfait. Et s’ils devaient mourir, ils le feraient avec plus de fierté qu’ils n’en avaient jamais eue. Car en leur âme et leur cœur, ne subsistait plus qu’un seul et unique but : mettre un point final à toute cette histoire.
    Cette nouvelle assurance, Paélia le ressentait, les embrasait tous entiers, faisant flamboyer leur soif de vengeance aussi intensément que la flamme d’un feu de forêt, tandis que le désir de combattre faisait vibrer chacun de leurs membres plus fortement qu‘il ne l‘avait jamais fait auparavant.

    Voir tant de passion habiter ses petits soldats fit naitre une étincelle de fierté dans l’âme de la déesse. Elle avait connu bien des hommes qui se disaient braves, et encore plus d’armées qui se targuaient de posséder plus de puissance qu’un géant! Mais le courage renouvelé et renforcé de ces quatre êtres là… Rien n’y était comparable.
    Ce qu’ils s’apprêtaient à faire était très risqué, et dangereux au-delà de l’imaginable. Aucun n’était certain d’en revenir indemne, et pourtant, ils fonçaient vers l’adversité avec une détermination qui forçait l’admiration.
    Paélia avait de quoi être fière de ses alliés.
    Bientôt, très bientôt, tous allaient pouvoir montrer à quel point leur hargne et leur bravoure étaient puissantes, mais avant cela, la Gardienne se devait de délivrer un dernier message. S’introduisant rapidement dans l’esprit de Florent, elle l’aida à repousser l’influence infecte du sort d’angoisse suffisamment longtemps pour pouvoir lui chuchoter ces mots :
    « - Petit homme, je comprends ta surprise, mais sache que je ne t’ai ni oublié ni abandonné. Souviens-toi simplement qu’il est des choses qui demandent un certain temps pour s’accomplir. A présent écoute-moi attentivement. N’aie aucune crainte pour la vie de Belzébuth. Il est le Prince Héritier, et le futur Roi de tous les démons. Il ne peut donc être contrôlé par son propre Péché. Son inactivité n’a été dirigée que parce que Gula l’a pris par surprise. Tous deux vont lutter durement mais notre allié est fort, il sortira vainqueur de son combat. D’ici-là, tes compagnons et moi allons éradiquer la plus grande quantité possible de la vermine infâme qui occupe cette pièce. Et toi, pendant que nous agirons, tu ne devras pas te soucier de nous quoi qu’il arrive ou que tu puisses entendre, mais protéger Elizia de toutes les façons possibles. Tu entends? Il est notre dernier recours, le tout dernier atout que nous puissions utiliser si nos forces nous abandonnent. Rien ne doit lui arriver. Rien, comprends-tu? C’est primordial! Maintenant prépare-toi. Lorsque que je te le dirai, cours vers lui, et surtout, ne te retourne pas! »
    Percevant son incrédulité toujours croissante, Paélia sourit intérieurement, sans toutefois s’attarder sur ses émotions. Vaincre l’ennemi passait dorénavant au premier plan. Plus rien ni personne d’autre n’avait d’importance, car elle ne pouvait permettre qu’ils perdent.
    Tout prendrait fin cette nuit, qu’ils survivent ou qu’ils meurent.

    ***

    Désormais que tout était en place, la Gardienne du Mondrose brisa sans prévenir son immobilité trompeuse, et exécuta de ses mains de lumière un geste aussi compliqué que difficile à suivre pour des yeux humains. Psalmodiant des paroles chargées d’une magie si intense qu’elles provoquèrent d‘étranges flammèches mêlées d’étincelles, elle donna à son pouvoir la forme circulaire d’une immense tornade. L’élevant alors vers le ciel, Paélia la fit grandir, encore et encore, jusqu’à ce qu’elle atteigne l’immensité de la pièce et l’éclaire de manière aveuglante.
    Quelque part autour d’elle, retentirent les exclamations furieuses des Sept Péchés ainsi que les cris de douleur des Entia Tenebris, et cela la fit redoubler d’ardeur. Elle désirait faire souffrir les créatures des enfers par sa lumière divine, et elle s’y employa avec art, faisant encore et toujours enfler son pouvoir.
    Et alors que sa conscience s’ouvrait aux êtres du champ du Mondrose, ainsi qu’à tout ce qui respirait et avait un cœur, elle provoqua une incroyable explosion de lumière étoilée sur son territoire. Faisant voler en éclat toutes les roses, brisant net leur chant mélodieux, éclaboussant le ciel - illuminé par la douceur de la Lune - du rouge sanguinolent de leurs pétales, dont naquit une armée composée de milliers d’esprits de la nature, d’elfes, et de Faës.
    D’une pichenette mentale, Paélia envoya ces créatures aillées de toutes tailles - scintillantes, magnifiques, et aussi cruelles qu’implacables lorsqu’elles combattaient pour le Bien et dévoraient ceux qui s‘aventuraient sur leur territoire - sur l‘armée de démons à la botte de l‘incube. Un ordre qu’elles exécutèrent dans un concert de petits cris inhumains et enragés, fondant sur les ténèbres sous forme de nuées infernales, engageant une bataille féroce, et confrontant le Bien au Mal par les serres et les griffes, par les crocs et les cornes, par les ailes acérées et les piquants effilés, annonçant un combat à mort d’où ne sortirait qu’un seul camp vainqueur.
    Et tandis que les deux armées combattaient férocement l’une contre l’autre, la Gardienne étendit encore davantage sa conscience à l’énergie de l’univers, et entama une litanie aussi pure et vibrante que la voix des anges :


    « Que la Terre m’entende et que le Ciel s’étende,
    Sur toute chose qui est et sur chaque être qui voit!
    Par l’essence de l’air et l’écume de la mer,
    En la force du fer et la densité de la terre,
    De la chaleur du feu et la puissance de l’eau,
    Que la Terre s’ouvre et que le Ciel s‘étire,
    Qu’ils délivrent leur pouvoir et sur nous laissent pleuvoir,
    Nature, ô Nature, ton immense pouvoir!
    De par mon savoir, j’invoque ta stature,
    Pour que ce qui est ne soit plus, ni encore ne dure!
    Que pour vaincre le Mal, ce que je vois, soit,
    Faites donc naitre la Bête, quelle guerroie sur ce combat ! »


    L’incantation à peine achevée, il y eut comme une torsion dans la trame de l’univers et tout se figea comme si le temps s’était arrêté. Cette brèche temporelle - provoquée par la rencontre brutale entre la magie et la réalité qui luttaient l’une contre l’autre afin de maintenir l’équilibre du monde -, ne dura pourtant que le temps d’un battement d’ailes de papillon.
    Un court instant qui fut cependant suffisant à Paélia pour lui permettre d’envoyer à Florent son ultime message :
    - Cours!
    L’instant d’après, le temps repris sa course, et dans le sablier, les grains retournèrent à leur inlassable chute.
    Au même moment, les protections que Paélia avait appliquées à ses alliés se dissipèrent, et son corps lumineux et aérien fut aspiré, se mêlant plus étroitement à ceux de Lilith, Alouqua, Adonis et Tessa qu‘il ne le serait jamais. Dans un tourbillon de lumière et de magie d’une force et d’une puissance inimaginables, leurs cinq êtres physiques et psychiques se fondirent les uns en les autres pour n’en former qu’un seul. Et lorsque la lueur aveuglante s’éteignit, il ne subsista plus qu’une effroyable silhouette immense, cauchemardesque, et difforme. Des bras, des mains, des pieds et des jambes ayant clairement appartenu à des espèces différentes, dépassaient du torse unique et couvert d‘écailles brunâtres, plusieurs têtes dotées d’une multitude d’yeux, de crocs, de langues fourchues et autres pointes aiguisées, ornaient le cou, les épaules, ainsi que l’avant du corps, tandis qu’une épaisse fourrure d’un noir ébène recouvrait la moindre surface de peau boursoufflée et distordue qui n’arborait pas de squames.
    Les démons, les Pantins et la Gardienne venaient de donner vie à un être semblable à Géryon et aux Hécatonchires : les mythiques créatures nées des légendes les plus anciennes. Avec leurs corps et leurs pouvoirs, ce géant façonné avec autant de magie que de chair, était quasiment indestructible.
    En unissant leurs forces divines et démoniaques, ils avaient fait naitre un monstre.
    Ils avaient créé la Bête.


    4 commentaires


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique